— Qu’est-ce que c’est ? murmura Juliet.
Un pli soucieux barra le front de la fillette. Elle observa le plafond
avant de baisser les yeux sur la jeune femme.
— Hans, répondit-elle simplement sans ajouter d’explication.
Vexée, Victoria tourna le dos à son invitée pour se pencher sur
d’étranges expériences étalées sur son établi improvisé. L’institutrice la
rejoignit en quelques pas. Allons bon ! Bien que l’enfant ait des idées
bizarres, elle était la seule personne amicale que Juliet ait rencontré ce
soir. Peut-être était-il temps de raisonner et de prendre sur soi afin
d’obtenir d’autres informations. Il suffisait de décortiquer l’illusion pour
atteindre la réalité. Les affabulations de la fillette devaient forcément avoir
un fond de vérité. Il n’y avait pas de fumée sans feu. L’imagination du jeune
âge avait tendance à transformer un vécu traumatisant en histoire excentrique.
— Je suis désolée, Victoria, commença-t-elle.
L’enfant cessa ses activités pour lui retourner un regard dur.
Seigneur ! Son expression semblait si… Vieille. Elle avait du vivre
quelque chose de terrible ! Juliet s’en voulut aussitôt d’avoir blessé la
petite fille. Elle était adulte. Elle aurait pu prendre sur elle au lieu de laisser
s’installer le conflit entre elles deux. Après tout, l’enfant ne dépassait
probablement pas les dix ans. La jeune femme se sentit un peu ridicule en
repensant à sa réaction.
— Admettons que je te crois, soupira-t-elle. Il va me falloir du temps
pour m’habituer à cette idée mais soit. Que peux-tu me dire de plus ?
Les pas résonnant dans le plancher au-dessus de leurs têtes n’avaient pas
cessés mais Victoria ne semblait pas s’en préoccuper, contrairement à Juliet
qui était quelque peu terrifiée. Le visage de la fillette s’illumina d’un
sourire.
— Ne t’inquiète pas, je ne veux pas te forcer à me croire sur parole, la
rassura l’enfant. Tant que tu joues le jeu, ça me convient. Tu finiras par te
rendre compte de tout avec le temps et tu en concluras ce que tu veux. Mais
avant que je ne t’explique tout, promet-le moi. Jure-moi que tu agiras comme si
j’avais raison et que tu ne vas pas te mettre en danger inutilement.
Juliet sourit à son tour. Elle n’avait rien à perdre à promettre de
rester prudente.
— Croix de bois, crois de fer…
Le regard condescendant et la main levée de Victoria l’empêchèrent de
finir sa phrase.
— Je ne suis plus une enfant et il vaut mieux éviter de jurer sur l’enfer
ici.
La jeune femme hocha la tête.
— Dans ce cas, je te le promets.
L’enfant attrapa la main humide de Juliet puis la ramena s’asseoir dans
un fauteuil, près de l’âtre. Elle s’installa sur l’accoudoir du deuxième.
— Il y a tellement à raconter… Tout d’abord, je vais te parler du monde
qui nous entoure et ensuite des gens qui y habitent. D’accord ?
Comme Juliet hochait la tête, Victoria continua sans attendre d’autres
réponses. Les pas lourds et traînants virèrent à gauche durant le petit silence
et débutèrent une lente ligne droite en diagonale. Le plancher craqua
légèrement.
— D’après ce que j’ai pu apprendre au cours de mon séjour ici, chaque âme
qui quitte le monde des vivants apparaît dans l’Outremonde. Certains m’ont dit
qu’autrefois, c’était un paradis mais que le dieu qui présidait ici avait
disparu. Depuis ce temps, ce sont ses premiers serviteurs qui gardent cet
endroit debout en attendant Son retour. On les appelle les Anges. Mais
contrairement à ce que leur nom indique, ils n’ont rien d’agréable. Ce sont des
tyrans qui ne pensent qu’à accroître leur pouvoir. Chacun d’eux possède une
cité, plus ou moins grande selon leur puissance. Entre chaque domaine
s’étendent de vastes régions envahies par le chaos. Les âmes qui ont perdu la
tête y errent pour l’éternité sous l’égide de créatures que nous appelons
Démons. Les rares témoignages que j’ai recueilli m’ont amenée à croire que ce
pourrait être l’enfer. Malheureusement pour nous, il recouvre la plupart de ce
monde et il est presque impossible de s’y rendre sans être détruit.
— Détruit par quoi ?
— Les âmes errantes. Elles se regroupent en meutes qui associent leurs
capacités pour engloutir tout intrus. Soit l’on disparaît, soit l’on devient
l’un d’entre eux. Ceux qui ont pu en réchapper se comptent sur les doigts de la
main et ils en portent les séquelles pour l’éternité.
— Et les Anges, il ne font rien ? Tu as dis qu’ils n’étaient pas
amicaux mais s’ils tiennent tant que ça à leur cité et au pouvoir qu’ils y
exercent, ces démons et leurs armées doivent leur causer pas mal de soucis.
— Exact. Mais que peut un Ange face à des millions d’ennemis ? Les
cités sont coupées les unes des autres. Et même si elles ne l’étaient pas, au
mieux ils s’ignorent. Au pire, ils se font la guerre. Nous sommes au crépuscule
de ce monde et il y a peu d’espoir que nous ne survivions longtemps. A moins
qu’Il ne revienne.
— J’ai du mal à croire qu’aucun d’entre eux ne soit suffisamment
intelligent pour prendre des dispositions.
— Oh, mais ils le sont. À ton avis, pourquoi l’armée de notre Ange
est-elle venue te chercher ?
Juliet fronça les sourcils. Qu’avait-elle à voir dans cette
histoire ?
— Chaque défunt peut apparaître dans l’Outremonde avec une ou deux
capacités particulières. La première dépend de la façon dont tu meurs. La
seconde — moins courante —, de ton caractère et de ta force de volonté. Ce sont
les résultats de mes nombreuses années de recherche.
La jeune femme frissonna. Elle n’avait plus froid grâce à la pierre dans
la cheminée mais les souvenirs récents des évènements étranges auxquels elle
avait assisté lui revinrent, attestant les dires de la fillette. Le cerveau de
l’institutrice avait, pour le moment, du mal à définir une logique réaliste à
ce propos.
— Par exemple, cette saleté de centurion Marcus, que nous avons rencontré
il y a peu, possède un pouvoir lié au feu. Donc, soit il est mort dans un incendie,
soit il possédait un caractère enflammé et était si sûr de lui que son âme
s’est vue dotée de cette capacité. Comme il n’a pas de cicatrices sur les
parties visibles de son corps, je pencherais plus pour la seconde hypothèse.
— Et toi ? demanda Juliet. Comment… Comment es-tu morte ?
— Bêtement, affirma l’enfant. Je suis tombée du toit d’un immeuble. Mon
cœur a lâché avant que je n’atteigne le sol. Ça m’a évité de ressembler à de la
purée dans ce monde, ajouta-t-elle avec une pointe d’amusement. C’était il y a
longtemps.
— Donc, ton pouvoir…
— Les crises cardiaques n’offrent aucun pouvoir, coupa-t-elle en haussant
les épaules. Mais heureusement pour moi, j’avais déjà un sacré tempérament
malgré mon jeune âge. Mon père était passionné par la science et
particulièrement la météorologie. Je l’accompagnais partout en rêvant de monter
dans les airs comme un cerf-volant. Aujourd’hui, je peux soulever de bien plus
gros objets. C’est un pouvoir rare. Tout comme le tien.
— Le mien ?
— Oh ! Oui, ma chère. Tu es une voyageuse. Tu es morte noyée. Ce qui
signifie que tu peux traverser n’importe quelle distance en peu de temps, même
le chaos des enfers.
— J’aurais juré que les noyés n’étaient pas si rares, affirma Juliet.
— Non, bien entendu. Mais en général, ils ne se
noient pas en ville, mais en pleine mer ou dans des lacs. Ce sont des zones où
vivent les Démons. C’est donc une aubaine pour un Ange de te mettre la main
dessus. Mais c’est aussi très dangereux pour toi car en devenant son esclave,
il abusera de ta capacité sans restriction, au risque même de te tuer.
— Il serait bien mal avec quelqu’un comme moi. Si
je me suis noyée dans ma baignoire, il ignore qu'il cherche un marin d’eau
douce, s’amusa la jeune femme.
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