samedi 3 octobre 2015

Âme qui vive : chapitre 7.

7

— Recommence, répéta Victoria pour la énième fois.
Juliet se releva en se frottant le bras. L’impact avait été violent cette fois-ci mais elle ne se découragea pas. Il y avait du progrès. Ses pieds étaient apparus sur la ligne du cercle tracé au sol par la fillette. Ce qui était une première ! Malheureusement, du mauvais côté de la planche tenue droite, fixée sur deux plots aussi lourds que les cartons de livres qu’elle récupérait pour la bibliothèque de l’école, et constituant un obstacle visuel sur son point d’arrivée prévu. Jusqu’ici, elle n’avait pas réussi à approcher le cercle, apparaissant aléatoirement dans la pièce, non sans causer quelques dégâts matériels.
Mais Victoria ne s’en formalisait même pas. Elle n’avait qu’un seul but : aider Juliet à contrôler ses nouvelles capacités fantomales. L’enfant n’appréciait pas ce terme mais il était plus facile pour l’institutrice de les accepter de cette manière. Lâchant son bras endoloris, elle retourna à sa place d’origine puis souffla un bon coup. Non pas qu’elle en ressentait le besoin, mais cela l’aidait à se concentrer. Mentalement, elle visualisa l’intérieur du cercle, de l’autre côté de la planche. Un matelas élimé d’un blanc passé. Un petit coussin orné d’une fleur d’un rosé fané posé dans l’angle droit. Une couverture épaisse, brun sombre, pliée en plein milieu, l’attendait pour réchauffer son corps glacé par l’éternel ruissellement de sa mort.
Elle avait bien tout mémorisé concernant le lieu. Il ne restait plus qu’à s’y déplacer. Elle ferma les yeux et força son esprit à s’y rendre, ainsi que le lui avait conseillé Victoria, experte es pouvoirs spirituels.
Elle sentit tout son être bondir vers la destination de son choix et se prépara malgré elle au choc qui allait en découler. Bien lui en prit car son visage se serait écrasé contre le panneau de bois si elle n’avait pas levé les mains pour le protéger. Le choc la repoussa en arrière, ce qui la fit violemment tomber sur les fesses. Malgré les explications de Victoria sur la douleur qui n’était que mentale dans l’Outremonde, Juliet n’arrivait pas à se persuader qu’elle pouvait y mettre fin à volonté. D’ailleurs, comment prétendre ne pas avoir mal quand une onde de souffrance vous traversait le corps ?
Elle se releva en grommelant, massant doucement bras et fessier. La fillette lui lança une moue dubitative, puis résignée.
— Viens te reposer près de la pierre, ajouta-t-elle, bienfaisante malgré les heures de torture qu’elle venait de lui infliger.
Juliet ne se fit pas prier. Elle se carra séance tenante dans le fauteuil le plus proche de la cheminée. Instinctivement, elle tendit les mains vers la petite pierre pour mieux en ressentir la chaleur. Elle irradiait toujours de la même lueur vert pâle.
— Fais attention de ne pas la toucher directement, précisa Victoria.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda finalement Juliet.
La fillette pencha la tête sur le côté, pensive. C’était la première fois que l’institutrice la voyait réfléchir longuement. La pierre, quelle qu’elle soit, devait garder quelques mystères aux yeux de son hôtesse.
— On appelle ceci des feux de l’âme, commença-t-elle. Comme je t’ai expliqué la première fois que nous nous sommes vues, il est dangereux de s’endormir n’importe où en Outremonde. Notre esprit s’étale et s’évapore pour être absorbé par l’environnement. C’est la fin de tout. Ces pierres nous stabilisent et nous régénèrent tout en étant mortelles au toucher. Elles sont peu courantes de nos jours mais certaines histoires que j’ai pu collecter racontent que le monde en était rempli autrefois. Il paraît que les anges les ont toutes récupérées et les cachent dans leurs tours, ne les distribuant que selon leur bon vouloir. Ce que je peux assurer en tout cas, c’est qu’elles sont créées par des âmes spécifiques. On les appelle les forgerons et ils sont presque aussi rares que les voyageurs.
— Comment te l’es-tu procurée ? interrogea Juliet.
— Un ami me l’a fabriquée, répondit simplement Victoria en haussant les épaules.
L’institutrice observa la fillette un moment. À cause de son physique, elle avait encore du mal à imaginer qu’elle était probablement plus âgée de plusieurs dizaines d’années. Peut-être même de plus d’un siècle. Victoria avait vu et étudié des milliers de phénomènes et d’objets incroyables. En vérité, c’était une femme d’expérience à l’esprit affûté qui se tenait face à Juliet. La petite brune coupa court à ses réflexions.
— Si tu ne t’endors pas, c’est sans doute que tu as suffisamment de force pour continuer. Allez debout ! Tu es loin d’avoir acquis le minimum nécessaire.
Victoria se dirigea vers la porte du salon, qu’elle déverrouilla avant de l’ouvrir. La jeune femme frémit malgré elle au souvenir de la créature qui rôdait à l’étage. La fillette s’en aperçut aussitôt.
— Ne t’en fais pas. Hans dort le jour. Tu n’as rien à craindre. Tu vas te mettre côté couloir et tenter de réapparaître chez moi. La distance est plus courte. Peut-être que ça t’aidera.
Juliet jeta un coup d’œil à l’extérieur de la pièce. Les ténèbres régnaient encore. Comment pouvait-elle savoir si le soleil s’était levé ?
— Tu t’y habitueras à force, insista Victoria comme si elle lisait dans ses pensées. Il n’y a ni soleil, ni lune dans l’Outremonde. Le ciel est simplement plus ou moins grisâtre.
Elle lui indiqua ensuite le couloir que Juliet rejoignit avec beaucoup de réticence. La fillette referma la porte puis la clé cliqueta dans la serrure, la verrouillant. Victoria recula de quelques pas à l’intérieur du salon.
La jeune femme prit une profonde inspiration. Elle fixa son regard sur la porte et imagina la pièce qui se situait derrière. Elle se voyait bien arriver, confortablement assise dans l’un des fauteuils. Si seulement elle pouvait réussir, que la fillette lui accorde enfin un moment de répit ! L’institutrice se concentra et mit toute sa volonté dans l’action qu’elle désirait tant effectuer. Elle sentit son âme bondir furieusement… Et s’écraser lamentablement contre la porte dans un bruit fracassant. Décidément, elle n’était pas très douée pour les voyages !
Elle se releva avec peine, énervée contre ce pouvoir qu’elle estimait devoir être plus naturel. Après tout, s’il faisait réellement partie d’elle… Mais oui ! Peut-être était-ce là la solution. Quand elle utilisait sa main pour prendre un objet, elle ne réfléchissait pas à la façon dont fonctionnait les muscles et les os pour bouger et tenir. Elle agissait naturellement. Et si elle cherchait seulement à faire un pas pour atteindre le salon ?
Sûre d’elle, Juliet ferma les yeux pour faire le vide dans son esprit. Elle inspira fortement. Une deuxième respiration lui fit écho. Son sang —ou du moins l’image qu’elle avait de son sang— se glaça dans ses veines. Elle déglutit lentement avant de rouvrir les paupières. Un petit grondement, à peine perceptible, résonna au creux de son oreille. La jeune femme perdit légèrement l’équilibre quand son regard croisa celui de la créature que la fillette nommait Hans. Son hideuse face n’était qu’à quelques centimètres de son propre visage. Pourquoi était-il réveillé ? Que faisait-il au rez-de-chaussée ? Juliet eut envie d’hurler, d’appeler Victoria à l’aide… C’était elle qui l’avait poussée hors du salon. L’avait-elle jetée en pâture au monstre en réalisant son manque de talent ? Si elle criait, la créature allait-elle lui arracher la gorge avec ses horribles crocs aiguisés ?

Hans leva les mains pour poser ses doigts griffus sur les bras de la jeune fille terrifiée qui tourna de l’œil bien avant que les dents n’atteignent sa chair, lui épargnant toute douleur.

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