Le
Chemin
Angus cheminait depuis maintenant des heures sur la petite route pavée
bordée de murets en ruines. Le sol cahoteux était dur sous ses pieds nus
égratignés mais il avançait tout de même, sans trop se rappeler pourquoi. Ne
lui revenaient en tête que quelques vagues images d’une violente agression. Une
seule idée s’imposait à lui : arriver au bout du chemin. La pénombre
constante lui avait fait perdre le fil du temps. Il ignorait lequel, du jour ou
de la nuit, régnait dans le ciel et son cou endolori le retenait de lever la
tête pour vérifier. Il dévia doucement vers le bord du chemin. La tentation de
couper au travers pour reprendre la route un peu plus loin et ainsi gagner de
précieuses minutes s’imposa à son esprit. Mais il chassa vite cette pensée, se
souvenant qu’il l’avait déjà eue auparavant. Il n’avait jamais été un homme
courageux et l’observation des alentours l’en avait dissuadé. Ne tournant que
les yeux, il aperçut plusieurs profondes crevasses parsemer la terre sèche et
aride qui s’étendait à perte de vue sur chacun de ses côtés. Il se rappela
également des grognements et des griffes frottant les murets à plusieurs
reprises. Des animaux sauvages et affamés vagabondaient librement hors du
chemin. Etrangement, aucun d’entre eux ne bondit près de lui. Angus était
pourtant intimement persuadé que s’arrêter ou sortir de la route serait
synonyme de mort immédiate. Son salut se situait au loin, à la fin du chemin.
L’homme à l’allure dégingandée boitillait plus qu’il ne marchait. Ses
cheveux d’un blond-roux hirsutes lui donnaient un air d’épouvantail. Il se mit
à rire tout seul en imaginant l’image qu’il devait avoir. Pas étonnant que les
animaux n’approchaient pas. « Dans le pire des cas, il pourrait facilement
retrouver un emploi dans ce domaine ! » Pensa-t-il ironiquement.
Plaisanter sur son propre sort allégea son cœur quelques instants, rendant son
avancée plus aisée. Il s’humecta la bouche de sa salive, glissant sa langue sur
ses lèvres. Il ne faisait pas spécialement chaud mais l’effort fourni
commençait à épuiser son corps déjà endolori. Avec espoir, il plissa les yeux
devant lui, tentant d’apercevoir un havre dans le lointain. En vain. Mais il
n’était pas du genre à se laisser abattre. Il continua son chemin.
Une silhouette apparut finalement à l’horizon. Adossé au muret,
l’étranger semblait prendre quelques minutes de repos. Un sourire s’afficha sur
le visage du marcheur. Il n’était plus seul ! La nouvelle le motiva. Il
pressa le pas afin de rejoindre l’inconnu au plus vite. Il se rendait à peine
compte des blessures qui parsemaient ses pieds. Peut-être trouverait-il des
réponses là-bas. De nombreuses questions se déversèrent alors dans son esprit,
qui n’attendaient que le moment propice pour s’y rendre. Qui était la
silhouette ? Où se trouvaient-ils ? Avait-il croisé d’autres
personnes ? Au fil des questions son pas ralentit. Il commençait à
hésiter. Et si l’étranger était celui qui l’avait assommé et dépouillé avant de
le laisser crever dans le désert ? Il n’avait jamais été quelqu’un de
bien, ni même de mauvais. Méritait-il de se faire agresser une deuxième
fois ?
Que faire ?
S’arrêter était impensable. Les bêtes rôdaient, n’attendant qu’un signe
de fatigue de sa part. Eviter l’inconnu paraissait trop dangereux. Le sol
friable et crevassé au-dehors de la route ne lui inspirait aucune confiance. Il
n’avait pas le choix. Il se força à adopter une allure plus poussée et plus
posée. A tout hasard, il fouilla dans ses poches. Mais elles restaient
désespérément vides, à l’exception du zippo qu’il tenait de son père. Pas même
une cigarette pour se détendre ! Angus s’interrogea sur les intentions de
son agresseur. Pourquoi voler jusqu’à son paquet de clopes alors que le briquet
valait bien plus d’argent ?
Finalement, il atteignit la silhouette.
Sa déception fut immense. L’homme était mort. Et d’après le peu de chair
qui pendait encore à ses os, ça ne datait pas de la veille. Il ne s’agissait donc
pas de celui qui l’avait dévalisé. Avec un pincement au cœur, Angus se rendit
compte qu’il avait inconsciemment espéré rencontrer quelqu’un, ne plus se
sentir abandonné. Il en aurait presque pleuré si son corps en avait eu encore
la possibilité. Le cadavre semblait disloqué et ne possédait plus de pieds. Un
animal avait du les emporter avec lui car il n’y en avait pas de traces. Son
visage dévasté était tourné vers le ciel donnant l’impression au marcheur qui
l’observait d’en haut que ses yeux le fixaient. Un frisson remonta le long de
la colonne vertébrale d’Angus jusqu’à sa nuque douloureuse. Ce n’était pas la
première fois qu’il voyait un mort mais celui-ci lui fit froid dans le dos. Les
bêtes commençaient à s’agiter derrière les murets. Sans regret, il dépassa le
vieux cadavre.
Une main squelettique agrippa fermement son jean.
Angus ne put retenir un cri de surprise tout en bondissant sur le côté
pour s’extirper vivement de la poigne. Les os des doigts déchirèrent son
pantalon. Le visage purulent remua les lèvres.
— Ai… De… Moi… Murmura-t-il dans un souffle.
Qu’est-ce que c’était que ces conneries ? Abasourdi, choqué, le
marcheur s’éloigna de quelques pas. Le squelette avait repris sa position
initiale. S’était-il accroché lui-même au corps en décomposition en passant et
avait-il imaginé la voix qu’il avait entendu à cause du manque d’eau ?
— Tu ne vas pas lui porter secours ?
Il reconnut la voix. Sur sa droite, un double de lui était apparu :
rasé de près et bien coiffé, portant le costume blanc qu’il avait loué à son
mariage. Étrange illusion. Devait-il se répondre ?
— Le mieux serait de jeter sa carcasse aux bêtes, derrière le muret, dit
sa voix sur la gauche cette fois-ci.
Un autre lui fit son entrée, vêtu de manière plus détendue, d’un t-shirt
et d’un jean froissé. Paniqué, le marcheur préféra se retourner et reprendre
son chemin, laissant le cadavre où il était. Il devait atteindre coûte que
coûte le bout du chemin. À l’allure où son état mental se dégradait, le plus
tôt serait le mieux.
— Il y a un moment où tu ne pourras plus fuir, dirent en cœur les deux
Angus supplémentaires, et tu devras faire un choix.
L’homme roux accéléra le pas. Il continua à cheminer longuement. Les
hallucinations avaient disparue au même titre que le cadavre. Bien que ne se
retournant pas à cause de la douleur de son cou, il ne se sentait pas suivi
hormis par les animaux. Ce ne fut qu’après des heures qu’il décida de ralentir.
La fatigue commençait à prendre sérieusement le dessus et aucune ville
n’apparaissait à l’horizon. Peut-être aurait-il mieux fait de tout abandonner
et de se laisser mourir au bord de la route… L’idée lui sembla tout à coup très
attirante. Il posa la main sur le muret, se préparant à s’y adosser quand une
gueule béante le ramena à la réalité. Il recula de justesse, évitant de peu les
crocs de l’animal qui retourna se cacher derrière les vieilles pierres. Avec
ces créatures, aucune chance de mourir en paix. Il ne souhaitait pas être
dévoré vivant.
Comme il reprenait son chemin, il vit les deux Angus imaginaires
l’attendre à quelques pas.
— Regarde un peu plus loin, suggéra celui qui était sur son trente et un.
Il y a une lance couchée sur les pavés. Avec un peu de courage et de chance, tu
pourrais te débarrasser des monstres qui te poursuivent.
— Quelle mauvaise plaisanterie ! Argua l’autre. On parle de démons
là. Tu n’as aucune chance de t’en sortir. Je ne sais même pas pourquoi tu
avances encore. Repose-toi donc quelques minutes. C’est de ça dont tu as le
plus besoin.
Le marcheur tenta de les ignorer. Il perdait totalement la raison. Il
dépassa la lance sans y toucher, plus que décidé à atteindre une ville pour le
coup. Dans son dos, les sosies lui crièrent :
— Il y a un moment où tu ne pourras plus fuir et tu devras faire un
choix !
Ses efforts furent récompensés rapidement. Les ombres de plusieurs
bâtisses émergèrent au détour du chemin. Elles n’étaient pas nombreuses mais
suffisantes pour former un petit village. Il ne lui fallut que quelques minutes
pour les atteindre. Angus s’y engouffra en toute hâte. Malheureusement, il n’y
avait pas âme qui vive. L’endroit était désert, lui aussi abandonné. Mais cela
lui importait peu. Il s’empressa de pénétrer dans les ruines d’un bar. La
plupart des bouteilles avaient été emportées ou gisaient sur le sol. Néanmoins,
il en restait deux intactes, chacune d’un côté de la pièce. L’une grande et
bien remplie mais d’après sa forme probablement de l’alcool. La deuxième,
petite, à moitié vide d’un liquide coloré rougeâtre inconnu. Ses sosies
choisirent cet instant pour réapparaître.
— Dépêche-toi, Angus, avertit celui qui portait le costume. Les monstres
te poursuivent toujours. Tu n’as le temps de choisir qu’une bouteille. Prend la
petite. L’autre contient de l’alcool, ce qui accentuerait ta fatigue et
amoindrirait tes réflexes.
—Vaut-il mieux entendre ça ou être sourd ? Se moqua le second.
L’alcool te désaltèrera un peu. Au moins, tu sais ce que tu bois et tu en as
beaucoup avec la grande bouteille. Ce qu’il y a dans la petite est probablement
du poison.
Embrouillé par les bavardages des hallucinations, Angus ne put se décider
à temps. Les animaux venaient de pénétrer à leur tour dans le village. Dans le
doute, il n’emporta rien et reprit son chemin. Derrière lui, il entendit ses
doubles lui parler ensemble.
— Il y a un moment où tu ne pourras plus fuir et tu devras faire un
choix.
Décidément, rien n’allait plus ! L’étrange discours répétitif des
deux reflets de lui-même avait quelque chose d’irréel. À peine cette pensée
naquit-elle dans son esprit qu’il se sentit soulagé. Il était en train de
rêver, bien entendu ! Rassuré malgré la douleur et le malaise qui
l’assaillaient, il continua sa route, curieux de découvrir ce que lui réservait
la fin du chemin.
Il marcha, marcha, marcha encore.
À aucun moment il ne faiblit plus. Les heures s’écoulaient, invariables.
Les unes passaient après les autres et les pavés s’enchaînaient toujours.
Pourtant, Angus finit par s’arrêter quand, au détour du muret en ruine,
il reconnut la silhouette disloquée du cadavre en décomposition. Il tournait en
rond. Abattu, il porta la main à son cou pour en apaiser enfin la douleur.
L’horreur qu’il découvrit le choqua bien plus encore. Sa gorge semblait
arrachée, comme dévorée par un animal enragé. Il ne rêvait pas. Il était mort.
Et sa nouvelle existence promettait d’être longue, au Purgatoire.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire