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samedi 3 octobre 2015

Le Prix

Le prix
Le chef de rubrique Anton Briks claqua rapidement dans ses mains.
— Allez ! Allez ! Allez ! Encouragea-t-il vigoureusement son équipe.
Au journal, l’effervescence régnait. Suzanne Volkov et Erik Fincher s’activaient d’un bureau à l’autre, recueillant les dernières informations pour compléter leurs articles. Carl Donovan se massait les tempes, tentant de rester concentré au milieu de ce tohu-bohu. Sean Lopez et Ethan Richardson, quant à eux, travaillaient de concert dans un enthousiasme presque hystérique. Valentina, la stagiaire, s’occupait de rassembler les dossiers et de les trier pour que chacun s’y retrouve.
Malgré la pression exercée par l’annonce du rédacteur en chef Turner le matin même, toute la mécanique journalistique fonctionnait à merveille. Anton y avait mis du sien. Ce n’était pas tous les jours qu’on était sélectionné aux côtés de grands quotidiens comme le Walker pour obtenir le prix du meilleur journal de presse écrite du pays. Depuis qu’ils l’avaient appris, son équipe travaillait d’arrache-pied. Le chef de rubrique ne cessait de les pousser en ce sens, les incitant à toujours mieux faire.
Cette fois-ci, les enjeux étaient grands.
L’obtention de cette distinction permettrait de donner encore plus de crédibilité aux informations qu’ils partageaient. Mais cela ramènerait aussi, par extension, plus d’argent dans les caisses et ainsi élargirait leurs possibilités et accès aux évènements importants. En d’autres termes, c’était le moment idéal pour pondre les meilleurs articles de leur vie. Et Anton veillait de près à la qualité du travail de ses journalistes. Le rédacteur en chef Turner lui en était plus que reconnaissant. Il désirait atteindre la récompense pour montrer à tous ces requins géants qu’un outsider pouvait réellement être dangereux. « Le pouvoir de l’information surpassera celui de l’argent » affirmait-il. Encore une dernière ligne droite, la sortie de son quotidien le lendemain, et les jeux seraient faits.
Vers onze heures, ce matin là, un appel téléphonique faillit cependant leur faire perdre un temps et un journaliste talentueux. Lopez s’empressa de rejoindre Anton.
— Chef ?
— Que se passe-t-il, Sean ? S’inquiéta son supérieur en fronçant les sourcils.
— L’école de mon fils vient de me téléphoner, bafouilla-t-il légèrement. Il est malade et je n’ai personne pour le garder. Je vais devoir prendre ma journée pour m’occuper de lui.
— Allons, vous savez très bien que ce n’est pas possible aujourd’hui.
— Je n’ai pas le choix…
Anton soupira. Il devait rapidement trouver une solution ou il perdrait un précieux article. A ce moment-là, la stagiaire passa près d’eux. Une idée lumineuse naquit dans la tête du chef de rubrique.
— Valentina ?
— Oui, chef ? Répondit la jeune femme.
— Pourriez-vous me rendre un immense service, je vous prie ? Sean doit encore travailler son article mais il faut que son petit garçon se rende chez le médecin. L’y amèneriez-vous à sa place ?
La stagiaire accepta. Elle enfila rapidement son manteau, ravie de pouvoir sortir de la machine de guerre qu’étaient devenus les bureaux du journal. Anton se détendit en la regardant partir tandis que Lopez, après s’être répandu en milliers de remerciements, retourna à son poste de travail. Valentina absente, le chef de rubrique décida de faire taire son ego et de la remplacer le temps d’une journée. Il se plongea alors dans le tri d’un capharnaüm de dossiers. Mais il n’avait pas le choix et devait s’y retrouver avec la méthode de rangement de la jeune femme. Les membres de son équipe en avaient besoin. En tout cas, ils ne chômaient pas. Il les gardait à l’œil.
Quand midi sonna, les appétits s’éveillèrent. Mais Anton ne souhaitait pas que ses journalistes s’éternisent au restaurant et gâchent trop de temps au détriment de leur talent. Il savait que Volkov y allait pour chacun de ses déjeuners. Il n’en était pas question aujourd’hui. Pour ce faire, il n’avait guère le choix. Il insista pour les garder dans le bâtiment, leur offrant de sa poche un repas à chacun. Il commanda auprès d’un traiteur réputé. D’après des études sérieuses qu’il avait lues, une personne avec le ventre et le palais satisfaits produisait un travail de meilleure qualité. Il croisa tout de même les doigts pour que ce soit vrai.
Quatorze heures. Le temps filait à vive allure cependant Anton choisit de s’autoriser une pause dans son rangement de dossiers. Il devait vérifier l’avancée et la qualité des articles de son équipe. Jetant un regard rapide sur chacun d’eux, il sourit. Ses journalistes s’étaient surpassés. Jamais il ne leur avait vu un travail aussi juste et expressif. Il les encouragea à continuer dans leur lancée.
L’après-midi d’Anton fut tout aussi intense. Il dut trouver des boules Quies pour Donovan, acheter des cigarettes pour Richardson ou encore s’occuper de faire réparer l’ascenseur en panne afin d’atteindre la machine à café, trois étages plus bas. Il ne souffla pas un instant, additionnant à cela le calvaire du tri, la motivation à apporter et la relecture des textes. Le chef de rubrique se donnait l’impression d’être une soubrette. Il ne lui manquait plus que le tablier et la coiffe. Anton soupçonna ses subordonnés de profiter de la situation.
A dix-huit heures, la journée se terminait pour son équipe. Un par un, les journalistes lui remirent leur travail. Tous affichaient un sourire radieux, fiers de la qualité exceptionnelle de leurs articles. Le chef de rubrique était également heureux. Jamais il n’aurait cru qu’ils seraient aussi talentueux. Ce qu’il avait entre les mains valait de l’or et très certainement le premier prix tant espéré.
Au petit matin, Donovan fut le premier à déchanter. Il pénétra brusquement dans le bureau du rédacteur en chef Turner, sans même frapper, tandis que celui-ci s’apprêtait à ouvrir une enveloppe qui y était déposée. D’un geste sec, il claqua le Walker du jour devant lui.
— Cet enfoiré nous a tous doublé ! Cracha-t-il en pointant le quotidien du doigt. Ce sont nos articles qui sont là, signés par d’autres ! J’ai vérifié et il n’y en a plus une seule trace dans notre système informatique.
Turner jeta un œil sur le journal puis, sachant parfaitement à quoi s’attendre, il ouvrit l’enveloppe dans laquelle se trouvait un court message accompagné d’un courrier.
« Ci-joint, ma lettre de démission. Sachez, monsieur, que je ne vous remercierais jamais assez de m’avoir appris que le savoir et l’information étaient synonymes de pouvoir. Mais je me dois de vous révéler qu’il ne surpasse pas toujours celui de l’argent ou de la renommée.
Anton Briks, rédacteur en chef au Walker. »

La Promotion

La promotion
— Vous le savez déjà, notre responsable de la rubrique sportive, monsieur Anton Briks, nous quittera dans quelques jours après vingt ans de travail acharné. Une fois n’est pas coutume, j’ai décidé de choisir son successeur selon différents critères. Tout d’abord, seul un membre de son équipe est susceptible d’être nommé, à savoir tous ceux que j’ai réunis ici. Vous avez donné votre temps pour faire de ce quotidien une part importante de la vie des citoyens de cette ville. Il est donc normal que vous passiez en priorité.
Les journalistes s’entre-regardèrent, légèrement surpris par la nouvelle. Avec ses dix ans de carrière, chacun était persuadé que Carl Donovan remplacerait leur ancien chef. Quelques regards s’allumèrent mais tous restèrent silencieux, attendant que le rédacteur en chef finisse son discours. Le requin Suzanne Volkov n’en perdait pas une miette. Nul doute qu’elle serait un adversaire redoutable dans ce choix. La grande blonde à la plastique parfaite possédait une intelligence subtile et un appétit insatiable.
— Voici comment nous allons procéder, continua leur patron. Vous allez tous me trouver un sujet correspondant à vos aptitudes et m’en ferez un article. Vous avez jusque dix-huit heures pour le poser sur mon bureau. Je jugerai ceux qui me l’auront rendu selon la qualité de leur travail. Aussi, vous suggère-je d’y mettre tout votre cœur et votre talent.
Sur ces mots, il quitta la pièce pour rejoindre son bureau. Erik Fincher et Suzanne Volkov ne perdirent pas un instant. Sans lancer un seul regard à leurs collègues, il s’installèrent dans leur espace de travail, décrochant leur téléphone pour se mettre à chuchoter. Jusque-là, ils avaient formé une équipe efficace sous l’égide et les directives d’Anton Briks. Ce changement radical, les mettant en concurrence directe, n’était pas forcément du goût d’Ethan Richardson. Mais après tout, ils se chargeaient des sports. Ce challenge improvisé motiverait les troupes et aiguiserait leur esprit de compétition. Sans compter que la place promise permettait de devenir un acteur décisionnaire dans les textes à imprimer et assurait un certain pouvoir sur les autres membres de l’équipe. Il n’osa pas imaginer ce que serait son quotidien sous les ordres de Volkov ou même de cette fouine de Fincher. Hors de question qu’ils obtiennent cette promotion !
A bien y regarder, il préférait sans aucune hésitation avoir Donovan ou même Sean Lopez comme supérieur. Le doyen de l’équipe n’était pas particulièrement bon rédacteur. Son enthousiasme et ses capacités incroyables à dégoter un nouveau sujet en quelques minutes étaient sans conteste ses plus grands atouts. Quant à Lopez, il était tout son contraire : maigre au niveau des contacts mais un talent littéraire à faire crever de jalousie. Ethan, lui, se considérait plutôt moyen dans tous les domaines, ce qui lui conférait peu de failles mais également peu de possibilités de sortir un article hors du commun. En d’autres termes, il n’avait guère de chance de gagner cette compétition. Du coin de l’œil, il jeta un dernier regard aux quatre autres journalistes confirmés de l’équipe puis s’installa à son tour derrière son bureau pour se mettre au travail. Valentina, la stagiaire, leur servit un café à chacun. Ils allaient en avoir bien besoin.
A bout d’une heure environ, Volkov brisa le chuchotement continu et les claquements des touches de clavier en faisant crisser sa chaise sur le vieux parquet. Un sourire aux lèvres, elle remplit rapidement son sac avant de lancer un regard qui en disait long à ses collègues. Ethan soupira. Elle avait trouvé un sujet en or et les toisait, narquoise. Comme à son habitude, elle prit le chemin des toilettes pour se remaquiller avant de partir. Donovan secoua la tête, amusé devant son petit manège. Sans doute pensait-il qu’elle leur jouait un petit tour pour leur mettre la pression.
La résonance de la porcelaine heurtant le sol carrelé et le hurlement de Volkov qui suivit le choc retirèrent le sourire du visage de Donovan. Les journalistes se précipitèrent vers la pseudo demoiselle en détresse et la trouvèrent trempée, assise sur le sol près du cabinet fendu. Elle se tenait le dos, pleurant de douleur mais surtout de rage. La vasque s’était brisée sous son poids. Ethan ignorait qui avait appelé les secours mais ils se déplacèrent réellement rapidement. Et Suzanne disparut avec eux pour le reste de la journée. Quelle aubaine ! Elle n’avait plus aucune chance de rendre un article à temps. Il cacha cette pointe de joie devant ses collègues, qui ne devaient pas en penser moins. Mais il était mal venu de rire du malheur  des autres.
L’ambiance s’en trouva dès lors plus détendue et chacun reprit ses travaux là où ils les avaient laissés. Les doigts surfaient en vagues rapides et habiles sur les claviers. Les appels téléphoniques pleuvaient plus sûrement que les gouttes en pleine mousson. Parfois, certains demandaient de menus services à la stagiaire. Ethan remarqua qu’ils étaient moins capricieux que les semaines précédentes. Peut-être avaient-ils peur qu’on ne la soudoie pour voler leurs idées. Sur le coup, elle s’en trouvait plus tranquille et pouvait profiter des meilleurs moments de son travail. Eux, au contraire, n’arrêtaient pas une seconde.
A l’heure du repas, personne ne descendit au restaurant ou à la sandwicherie. Les livraisons s’enchaînaient, l’une provenant du chinois au coin de la rue, l’autre du libanais ou encore du fast-food. La fatigue se lisait à présent sur chacun de leurs visages. Ils n’avaient pas pris une minute de pause, mis à part durant l’épisode Volkov dont le ridicule et l’absurdité de la situation les avaient vraiment détendus. Dans l’après-midi, ne souhaitant pas perdre un instant, Fincher alla même jusqu’à envoyer la stagiaire demander l’agrafeuse et tout un tas de bric-à-brac au bureau d’Ethan. Il ne manquait pas de culot ! Evidemment, le journaliste n’avait pas refusé, ne désirant pas mettre Valentina dans l’embarras. Mais tout de même… User de ruses aussi pitoyables pour déconcentrer un concurrent…
Lamentable.
Quelques minutes plus tard, Erik Fincher récolta ce qu’il avait semé. Probablement par souci de rapidité, il avait commandé chez un restaurateur peu soucieux de l’hygiène et son estomac, déjà sensible, n’avait pu le supporter. L’ambulance dut venir le chercher sur place. Là encore, avec célérité. Décidément, il était en veine ! Ni Volkov, ni Fincher n’obtiendraient cette promotion tant plébiscitée. Donovan et Lopez échangèrent un étrange regard de connivence. Auraient-ils organisé l’éviction de leurs dangereux collègues ? Perplexe, Ethan se promit de rester sur ses gardes. Au cas où.
Une heure passa dans un silence studieux. Les deux complices réitérèrent leurs échanges oculaires sous la surveillance d’un Richardson toujours plus suspicieux. Quand ils finirent par prendre l’ascenseur, ensemble, afin de se rendre à la machine à café un étage plus bas, Ethan reprit une respiration plus lente et plus sereine. Il serait bientôt temps de rendre l’article et il lui restait peu à écrire avant de l’achever. La pièce semblait beaucoup plus paisible après le départ de ses deux collègues. Seul le roulis de l’imprimante avec laquelle s’amusait Valentina vrombissait près du bureau du rédacteur en chef.
A trente minutes de la fin du compte à rebours, alors qu’Ethan finissait de relire son article pour la quinzième fois, la porte de service s’ouvrit. Deux policiers pénétrèrent dans les locaux, légèrementessoufflés . Il se dirigèrent droit sur le journaliste, un papier à la main.
— Ethan Richardson ?
Interrogateur et hésitant, il répondit par l’affirmative.
— Voici une commission rogatoire nous permettant de fouiller votre bureau.
Le journaliste leur laissa la place, très perplexe quant à la raison de cette intrusion. Les deux hommes ouvrirent les tiroirs, soulevèrent les dossiers puis les vidèrent sur le sol sans ménagement. L’un d’eux finit par retirer un sachet en plastique transparent contenant une quantité non négligeable de poudre blanche. Ethan ouvrit de grands yeux étonnés. Comment de la drogue avait-elle pu se retrouver dans son bureau ? S’il s’agissait d’un piège de Donovan et Lopez, quand avaient-ils pu approcher son lieu de travail ? Il ne l’avait pas quitté un seul moment.
L’instant d’après, il se retrouvait menotté et entouré des deux policiers dont l’un le poussa vers l’ascenseur.
— Non, dit son collègue, l’ascenseur est en panne. On reprend l’escalier.
Ethan tourna alors la tête vers Valentina. Assise à son bureau, elle terminait d’assembler les pages de son travail. Devant elle étaient posés un chiffon qui entourait un tournevis, le vieux fromage qui moisissait au fond du frigo commun depuis des mois et l’agrafeuse du journaliste accompagnée d’un tube d’aspirine vide. Malgré son statut, elle était un membre à part entière de l’ancienne équipe d’Anton Briks. La stagiaire serait donc la seule à rendre un article ce soir. A elle, la promotion !

mardi 15 septembre 2015

Prose : Dans les nuages

Dans les Nuages


Stéphane connaissait la montagne comme sa poche, du moins dans la région des Alpes où il vivait. Alpiniste, guide touristique pour randonneurs, en été comme en hiver, il avait plus d’une corde à son arc et était depuis longtemps considéré comme un expert dans le milieu. On le respectait et l’admirait pour son talent et son travail irréprochables. Il n’avait jamais quitté la petite bourgade qui l’avait vu naître, pas même pour suivre des études dont il n’aurait su que faire. Les Alpes étaient son berceau, son terrain de jeu, son univers.

Et à présent, la montagne n’avait plus de saveurs.

Chacun fut donc très surpris lorsque la touriste venue de la grande ville attira son attention, le séduisit et finit même par le marier. Les femmes de la petite bourgade ne l’aimaient pas beaucoup, cette pimbêche, toujours perchée sur de hauts talons, avec ses petites robes un peu trop courtes et trop légères, ses cheveux trop noirs et trop frisés ou encore sa peau un peu trop sombre. Ici, ils se contentaient de la tradition. Ils aimaient rester entre eux, dans une bulle hors du monde. Ils n’appréciaient pas vraiment les éléments extérieurs. Aurait-elle été blonde, blanche et couverte des pieds à la tête, qu’ils lui auraient trouvé des défauts. Personne ne comprenait pourquoi il n’avait pas épousé une fille du coin.

Et à présent, la bourgade n’avait plus d’âme.

La raison en était toute simple : Stéphane était tombé éperdument amoureux. Il avait apprécié son élégance, affectionné sa timidité, chéri sa conversation, adoré sa douceur. Et c’était sans réserve qu’il avait plongé dans son regard pour s’y noyer et ne jamais en revenir. Bien qu’elle l’ait incité à rejoindre son univers, elle avait fini par tout abandonner pour lui : le confort de la grande ville, son travail, ses amis, sa famille. Quand Stéphane se reprochait d’avoir bouleversé sa vie, elle affirmait qu’il lui avait fait découvrir le paradis. Elle ne regrettait rien, toute d’amour et de candeur, ignorant les ragots de la bourgade ou ne les écoutant simplement pas. Un ange parmi les Hommes.

Et à présent, sa femme était morte.

Elle l’avait quitté en plein hiver. La tempête faisait rage, violente jusque dans la vallée. Il n’avait pu la rejoindre à temps au petit chalet qu’ils partageaient. Quand il revint après sa journée de labeur, l’avalanche avait déjà tout emporté, ne laissant place qu’à la douleur. La neige à l’apparence si pure et innocente s’était révélée si froide et meurtrière. En un instant, il avait perdu son ange, sa raison de vivre. La souffrance fit très vite place au vide. Un trou béant, un canyon de solitude l’avait remplacée. Il la cherchait partout où son regard se posait. Il ne trouvait plus le goût à rien.

Et à présent, il la rejoignait.

Quand le manque devint insupportable, il se décida à la retrouver. Il grimpa sur les pentes d’une haute montagne, escalada ses falaises, traversa ses plateaux. Sa volonté et son courage se renforçaient à chaque pas. Il s’arrêta au bord du vide, admirant la mer de nuages qui s’étalait devant lui. Inspirant profondément tout en fermant les yeux, il prit appui pour plonger dans le ciel. Il allait de nouveau enlacer son ange mais quelque chose se posa sur son nez et le chatouilla avant le grand saut. Il ouvrit les yeux pour découvrir une plume d’un blanc immaculé.

Et à présent, elle veillait sur lui.

Ce signe lui fit comprendre où se trouvait le véritable courage, celui de rester quand tout s’éloigne. Elle n’aurait pas voulu qu’il mette fin à ses jours mais qu’il vive encore un peu, qu’il profite de chaque bouffée d’oxygène qu’on voulait bien lui accorder. Elle l’attendrait, il en était certain. Il quitta sa bourgade sans se retourner. Il rejoignit la grande ville comme elle le souhaitait, sans diplôme et sans argent. Il en escalada les montagnes modernes, jouant l’acrobate et le funambule pour le plaisir et l’amusement de tous. Jamais elle ne quitta ses pensées.

Et à présent, il vivait leur rêve, dans le berceau d’un ange, sur son terrain de jeu, au cœur de son univers.

Nouvelle : Pour un enfant.

Pour un Enfant

L’avion atterrit aux alentours de vingt et une heures. Lorsqu’il se posa sur la piste, le tremblement sortit An de son sommeil. Le décalage horaire et les neufs heures passées enfermé dans un espace aussi clos ne lui étaient pas habituels, lui qui vivait dehors une grande partie de la journée.

L’enfant leva la tête vers la personne qui l’accompagnait, les yeux encore à demi fermés, attendant qu’on lui adresse quelques mots. Qu’il les ouvrit ou non ne changeait rien, quoi qu’il en fut. Il n’y voyait plus goutte depuis l’accident. Le petit garçon savait bien que tout était sa faute et il ne reprochait à personne ce qu’il lui était arrivé. S’il avait correctement effectué ses tâches quotidiennes, monsieur Bao ne se serait pas fâché et il n’aurait pas été obligé de lui donner une bonne correction. S’il n’avait pas cherché à se couvrir et s’il avait accepté sa punition comme il se devait, jamais la casserole d’eau fumante ne se serait renversée sur son visage.

Les services sociaux avaient été appelés rapidement et An aussitôt envoyé au centre médical du quartier. Malgré la gentillesse de sa femme, l’enfant se doutait bien que monsieur Bao ne voudrait pas garder quelqu’un d’aussi maladroit chez lui. Quand son visage alla mieux, il ne fut donc pas surpris quand on lui annonça qu’il n’y retournerait plus.

Les mois s’étaient écoulés lentement. Il était retourné à l’orphelinat avec les autres enfants. Peut-être la vie de famille n’était-elle pas pour lui, après tout. Là au moins, il n’avait rien à faire. Et comme les éducatrices s’occupaient peu d’eux, il ne risquait pas de décevoir et d’être puni. Ce qui était sûr, c’était qu’il avait toujours faim et être aveugle n’arrangeait pas les choses. Mais An avait un bon ami qui partageait ce qu’il ramenait avec lui.

La vie du petit garçon bascula de nouveau quand un homme vint offrir une large somme à la gérante de l’orphelinat pour qu’elle lui cède l’un de ses pensionnaires. Du moins, ce fut ce que lui racontèrent ses camarades. An fut choisi et, dans un premier temps, il s’était résigné à devoir retourner à des corvées au sein d’une nouvelle famille. Mais l’une des éducatrices, dans un sursaut de conscience professionnelle, voulut rassurer l’enfant.

— Ne t’inquiète pas, An, ton dossier a été longuement étudié et un couple a désiré t’adopter. Mais ces gens habitent très loin alors tu vas avoir un long voyage à faire. Madame NianZu s’est renseignée sur eux et ils ont l’air très bien. Nous pensons tous ici que c’est une grande chance pour toi parce que peu de gens veulent d’un enfant qui a tes problèmes.

Il fut emmené à l’aéroport peu après. La personne qui l’accompagnait ne lui avait pas adressé la parole et agissait avec lui comme avec un colis à livrer. Devoir rester assis sur un siège, même confortable et moelleux comme celui de l’avion, pendant des heures avait eu raison du petit garçon qui s’était endormi presque aussitôt.

On le fit débarquer au milieu d’une cohue infernale, le tenant par le bras pour éviter de le perdre. An entendait des voix provenant de toutes les directions mais il ne comprenait pas le sens des paroles prononcées. Dans quel genre d’endroit étrange s’était-il retrouvé ? Le chant des mots inconnus lui donna le tournis. Il tentait tant bien que mal de suivre son guide mais il se sentait perdu au milieu de cette fourmilière étrangère. On le frôlait. On le bousculait parfois, petite poussière invisible dans ce tumulte vertigineux. Il fut un peu soulagé quand il put s’arrêter pour reprendre son souffle.

— An ?

Son prénom avait été mal prononcé mais l’enfant le reconnut très vite. Il sonnait étrangement familier. La voix qui s’adressait à lui était douce et chaude, invitation à une promesse de bonheur. Le petit garçon se sentit tout de suite rassuré. Quelqu’un lui prit la main, avec une tendresse infinie. Des doigts fins et légers entourèrent les siens. Jamais on ne lui avait prodigué autant d’affection en si peu de temps et de gestes. Quand son guide le poussa légèrement vers la personne qui l’accueillait, An n’hésita plus un instant et se réfugia vers les bras tendus. Ceux-ci se refermèrent sur lui, enveloppants, le serrant avec tant d’euphorie retenue que les larmes du petit garçon s’écoulèrent sans contrôle des ses yeux blessés sur son visage abîmé. La voix lui murmurait des mots sans signification mais dont la douceur se gravait instantanément dans son cœur d’enfant. Des cheveux lui chatouillèrent le nez, apportant avec eux un agréable parfum ténu.

Un homme, près d’eux, choisit à son tour de s’intégrer à cette allégresse revigorante. Il les enlaça tous deux et les garda contre lui. Etait-ce donc le couple qu’on lui avait annoncé ? Se pouvait-il que les gens s’aiment à ce point dans ce monde si dur ? Tant de félicité lui parut irréel. Et pourtant, ils étaient bien là, ses parents. Ils ne le relâchèrent que bien plus tard, lui donnant chacun une main et l’entourant, comme ils allaient le faire tout au long de leur vie.

A l’aéroport, même s’il ne le voyait pas et n’en avait pas conscience, de nombreux regards se posaient sur An et le couple qui l’avait adopté. Pour certains encore, sans comprendre qu’un enfant pouvait être aussi bien sinon mieux traité qu’ailleurs, avoir deux papas restait visiblement choquant.

lundi 14 septembre 2015

Nouvelle : Le Chemin

Le Chemin

Angus cheminait depuis maintenant des heures sur la petite route pavée bordée de murets en ruines. Le sol cahoteux était dur sous ses pieds nus égratignés mais il avançait tout de même, sans trop se rappeler pourquoi. Ne lui revenaient en tête que quelques vagues images d’une violente agression. Une seule idée s’imposait à lui : arriver au bout du chemin. La pénombre constante lui avait fait perdre le fil du temps. Il ignorait lequel, du jour ou de la nuit, régnait dans le ciel et son cou endolori le retenait de lever la tête pour vérifier. Il dévia doucement vers le bord du chemin. La tentation de couper au travers pour reprendre la route un peu plus loin et ainsi gagner de précieuses minutes s’imposa à son esprit. Mais il chassa vite cette pensée, se souvenant qu’il l’avait déjà eue auparavant. Il n’avait jamais été un homme courageux et l’observation des alentours l’en avait dissuadé. Ne tournant que les yeux, il aperçut plusieurs profondes crevasses parsemer la terre sèche et aride qui s’étendait à perte de vue sur chacun de ses côtés. Il se rappela également des grognements et des griffes frottant les murets à plusieurs reprises. Des animaux sauvages et affamés vagabondaient librement hors du chemin. Etrangement, aucun d’entre eux ne bondit près de lui. Angus était pourtant intimement persuadé que s’arrêter ou sortir de la route serait synonyme de mort immédiate. Son salut se situait au loin, à la fin du chemin.
L’homme à l’allure dégingandée boitillait plus qu’il ne marchait. Ses cheveux d’un blond-roux hirsutes lui donnaient un air d’épouvantail. Il se mit à rire tout seul en imaginant l’image qu’il devait avoir. Pas étonnant que les animaux n’approchaient pas. « Dans le pire des cas, il pourrait facilement retrouver un emploi dans ce domaine ! » Pensa-t-il ironiquement. Plaisanter sur son propre sort allégea son cœur quelques instants, rendant son avancée plus aisée. Il s’humecta la bouche de sa salive, glissant sa langue sur ses lèvres. Il ne faisait pas spécialement chaud mais l’effort fourni commençait à épuiser son corps déjà endolori. Avec espoir, il plissa les yeux devant lui, tentant d’apercevoir un havre dans le lointain. En vain. Mais il n’était pas du genre à se laisser abattre. Il continua son chemin.
Une silhouette apparut finalement à l’horizon. Adossé au muret, l’étranger semblait prendre quelques minutes de repos. Un sourire s’afficha sur le visage du marcheur. Il n’était plus seul ! La nouvelle le motiva. Il pressa le pas afin de rejoindre l’inconnu au plus vite. Il se rendait à peine compte des blessures qui parsemaient ses pieds. Peut-être trouverait-il des réponses là-bas. De nombreuses questions se déversèrent alors dans son esprit, qui n’attendaient que le moment propice pour s’y rendre. Qui était la silhouette ? Où se trouvaient-ils ? Avait-il croisé d’autres personnes ? Au fil des questions son pas ralentit. Il commençait à hésiter. Et si l’étranger était celui qui l’avait assommé et dépouillé avant de le laisser crever dans le désert ? Il n’avait jamais été quelqu’un de bien, ni même de mauvais. Méritait-il de se faire agresser une deuxième fois ?
Que faire ?
S’arrêter était impensable. Les bêtes rôdaient, n’attendant qu’un signe de fatigue de sa part. Eviter l’inconnu paraissait trop dangereux. Le sol friable et crevassé au-dehors de la route ne lui inspirait aucune confiance. Il n’avait pas le choix. Il se força à adopter une allure plus poussée et plus posée. A tout hasard, il fouilla dans ses poches. Mais elles restaient désespérément vides, à l’exception du zippo qu’il tenait de son père. Pas même une cigarette pour se détendre ! Angus s’interrogea sur les intentions de son agresseur. Pourquoi voler jusqu’à son paquet de clopes alors que le briquet valait bien plus d’argent ?
Finalement, il atteignit la silhouette.
Sa déception fut immense. L’homme était mort. Et d’après le peu de chair qui pendait encore à ses os, ça ne datait pas de la veille. Il ne s’agissait donc pas de celui qui l’avait dévalisé. Avec un pincement au cœur, Angus se rendit compte qu’il avait inconsciemment espéré rencontrer quelqu’un, ne plus se sentir abandonné. Il en aurait presque pleuré si son corps en avait eu encore la possibilité. Le cadavre semblait disloqué et ne possédait plus de pieds. Un animal avait du les emporter avec lui car il n’y en avait pas de traces. Son visage dévasté était tourné vers le ciel donnant l’impression au marcheur qui l’observait d’en haut que ses yeux le fixaient. Un frisson remonta le long de la colonne vertébrale d’Angus jusqu’à sa nuque douloureuse. Ce n’était pas la première fois qu’il voyait un mort mais celui-ci lui fit froid dans le dos. Les bêtes commençaient à s’agiter derrière les murets. Sans regret, il dépassa le vieux cadavre.
Une main squelettique agrippa fermement son jean.
Angus ne put retenir un cri de surprise tout en bondissant sur le côté pour s’extirper vivement de la poigne. Les os des doigts déchirèrent son pantalon. Le visage purulent remua les lèvres.
— Ai… De… Moi… Murmura-t-il dans un souffle.
Qu’est-ce que c’était que ces conneries ? Abasourdi, choqué, le marcheur s’éloigna de quelques pas. Le squelette avait repris sa position initiale. S’était-il accroché lui-même au corps en décomposition en passant et avait-il imaginé la voix qu’il avait entendu à cause du manque d’eau ?
— Tu ne vas pas lui porter secours ?
Il reconnut la voix. Sur sa droite, un double de lui était apparu : rasé de près et bien coiffé, portant le costume blanc qu’il avait loué à son mariage. Étrange illusion. Devait-il se répondre ?
— Le mieux serait de jeter sa carcasse aux bêtes, derrière le muret, dit sa voix sur la gauche cette fois-ci.
Un autre lui fit son entrée, vêtu de manière plus détendue, d’un t-shirt et d’un jean froissé. Paniqué, le marcheur préféra se retourner et reprendre son chemin, laissant le cadavre où il était. Il devait atteindre coûte que coûte le bout du chemin. À l’allure où son état mental se dégradait, le plus tôt serait le mieux.
— Il y a un moment où tu ne pourras plus fuir, dirent en cœur les deux Angus supplémentaires, et tu devras faire un choix.
L’homme roux accéléra le pas. Il continua à cheminer longuement. Les hallucinations avaient disparue au même titre que le cadavre. Bien que ne se retournant pas à cause de la douleur de son cou, il ne se sentait pas suivi hormis par les animaux. Ce ne fut qu’après des heures qu’il décida de ralentir. La fatigue commençait à prendre sérieusement le dessus et aucune ville n’apparaissait à l’horizon. Peut-être aurait-il mieux fait de tout abandonner et de se laisser mourir au bord de la route… L’idée lui sembla tout à coup très attirante. Il posa la main sur le muret, se préparant à s’y adosser quand une gueule béante le ramena à la réalité. Il recula de justesse, évitant de peu les crocs de l’animal qui retourna se cacher derrière les vieilles pierres. Avec ces créatures, aucune chance de mourir en paix. Il ne souhaitait pas être dévoré vivant.
Comme il reprenait son chemin, il vit les deux Angus imaginaires l’attendre à quelques pas.
— Regarde un peu plus loin, suggéra celui qui était sur son trente et un. Il y a une lance couchée sur les pavés. Avec un peu de courage et de chance, tu pourrais te débarrasser des monstres qui te poursuivent.
— Quelle mauvaise plaisanterie ! Argua l’autre. On parle de démons là. Tu n’as aucune chance de t’en sortir. Je ne sais même pas pourquoi tu avances encore. Repose-toi donc quelques minutes. C’est de ça dont tu as le plus besoin.
Le marcheur tenta de les ignorer. Il perdait totalement la raison. Il dépassa la lance sans y toucher, plus que décidé à atteindre une ville pour le coup. Dans son dos, les sosies lui crièrent :
— Il y a un moment où tu ne pourras plus fuir et tu devras faire un choix !
Ses efforts furent récompensés rapidement. Les ombres de plusieurs bâtisses émergèrent au détour du chemin. Elles n’étaient pas nombreuses mais suffisantes pour former un petit village. Il ne lui fallut que quelques minutes pour les atteindre. Angus s’y engouffra en toute hâte. Malheureusement, il n’y avait pas âme qui vive. L’endroit était désert, lui aussi abandonné. Mais cela lui importait peu. Il s’empressa de pénétrer dans les ruines d’un bar. La plupart des bouteilles avaient été emportées ou gisaient sur le sol. Néanmoins, il en restait deux intactes, chacune d’un côté de la pièce. L’une grande et bien remplie mais d’après sa forme probablement de l’alcool. La deuxième, petite, à moitié vide d’un liquide coloré rougeâtre inconnu. Ses sosies choisirent cet instant pour réapparaître.
— Dépêche-toi, Angus, avertit celui qui portait le costume. Les monstres te poursuivent toujours. Tu n’as le temps de choisir qu’une bouteille. Prend la petite. L’autre contient de l’alcool, ce qui accentuerait ta fatigue et amoindrirait tes réflexes.
—Vaut-il mieux entendre ça ou être sourd ? Se moqua le second. L’alcool te désaltèrera un peu. Au moins, tu sais ce que tu bois et tu en as beaucoup avec la grande bouteille. Ce qu’il y a dans la petite est probablement du poison.
Embrouillé par les bavardages des hallucinations, Angus ne put se décider à temps. Les animaux venaient de pénétrer à leur tour dans le village. Dans le doute, il n’emporta rien et reprit son chemin. Derrière lui, il entendit ses doubles lui parler ensemble.
— Il y a un moment où tu ne pourras plus fuir et tu devras faire un choix.
Décidément, rien n’allait plus ! L’étrange discours répétitif des deux reflets de lui-même avait quelque chose d’irréel. À peine cette pensée naquit-elle dans son esprit qu’il se sentit soulagé. Il était en train de rêver, bien entendu ! Rassuré malgré la douleur et le malaise qui l’assaillaient, il continua sa route, curieux de découvrir ce que lui réservait la fin du chemin.
Il marcha, marcha, marcha encore.
À aucun moment il ne faiblit plus. Les heures s’écoulaient, invariables. Les unes passaient après les autres et les pavés s’enchaînaient toujours.
Pourtant, Angus finit par s’arrêter quand, au détour du muret en ruine, il reconnut la silhouette disloquée du cadavre en décomposition. Il tournait en rond. Abattu, il porta la main à son cou pour en apaiser enfin la douleur. L’horreur qu’il découvrit le choqua bien plus encore. Sa gorge semblait arrachée, comme dévorée par un animal enragé. Il ne rêvait pas. Il était mort. Et sa nouvelle existence promettait d’être longue, au Purgatoire.

samedi 12 septembre 2015

Nouvelle : Ascension

Ascension

Keisha leva les yeux au-dessus d’elle, contemplant la voûte artificielle dénuée de lumière qui surplombait la cité. Elle eut une grimace à la fois dégoûtée et envieuse. Depuis maintenant quatre générations, à l’époque où les bombes avaient ravagé presque la totalité de la planète, la société Total Shield s’était présentée en sauveuse grâce à la création de son mur Separate anti-radiations, qu’elle avait érigé tout autour de New York. Tandis que le reste du monde agonisait à l’extérieur de la protection, les dirigeants de la compagnie s’étaient appropriés la ville, soutenus par ceux qu’ils sauvegardaient. L’organisation de la cité avait été revue de fond en comble, sans la moindre opposition. On créa d’immenses serres que tous apprirent à cultiver. On transforma les hangars en usines pour augmenter la production de matières nécessaires. Des centaines d’habitants furent sélectionnés afin d’intégrer les unités mobiles de minage, hors des murs. Tout cela sous la surveillance exclusive de la milice de Total Shield, toujours plus exigeante et plus stricte.
Au bout d’une vingtaine d’années, le plafond était apparu. Soutenu par d’immenses piliers et des régulateurs de pesanteur, un étage fut construit, loin au-dessus du sol. Seule une élite, choisie uniquement selon la volonté de la société directrice, avait eu droit à une vie de luxe sur ce qu’ils avaient baptisé la Cité Volante. Mais le nom n’avait pas été repris et ceux qui restèrent coincés en bas commencèrent à parler de Paradis et d’Enfer. La création d’une caste toute puissante fit naître des tensions qui se transformèrent rapidement en manifestations. Avant que la situation ne dégénère, les autorités mirent en place un tournoi tous les trois ans, le Full Fighters. Il permettait au vainqueur de venir vivre sur Paradis, offrant ainsi une chance au commun des mortels de rejoindre le ciel. Les quelques opposants à cette solution empoisonnée furent rapidement oubliés, devenant muets sous les balles intransigeantes des armes de la milice. La populace, qui avait besoin d’espoir, n’y prêta pas la moindre attention. C’était précisément à ce tournoi que Keisha allait participer, un tournoi mortel et sans retour. On ne le quittait que de deux manières : la mort ou un allé simple pour Paradis.
Après s’être entretenu avec les membres de la Loge, les juges de la compétition, son ami et entraîneur Eno lui fit signe d’approcher de la porte. La foule s’était rassemblée autour d’une arène close et circulaire d’une dizaine de mètres de diamètre, uniquement cerclée d’un grillage solide. Avide de divertissements, les habitants de l’Enfer savouraient par avance le spectacle qu’ils attendaient impatiemment depuis des années. Qu’une femme se soit qualifiée pour le premier tour était un miracle à leurs yeux et ils espéraient ardemment voir son adversaire la broyer rapidement. La violence des combattants leur permettait d’extérioriser leur frustration de vivre dans un monde sans avenir. Keisha jeta un dernier regard sur les écrans géants placardés un peu partout dans la cité, répétant en boucle les reportages sur les derniers vainqueurs arrivant dans Paradis où une maison individuelle les attendait au milieu de parterres de plantes colorées. Elle s’était promis d’atteindre le plafond et rien ne pouvait la faire changer d’avis.
Son regard se posa de nouveau droit devant elle puis elle passa la porte. L’homme qui se tenait devant elle était grand et massif. Son visage n’exprimait aucune émotion comme tout combattant typique du Full Fighters. Keisha savait qu’elle n’avait aucune chance de gagner par la force brute. Les hommes étaient naturellement plus solides et possédaient plus d’aisance au développement de leurs muscles. Elle comptait donc sur les capacités dans lesquelles les femmes avaient plus de facilités comme l’agilité, la souplesse ou encore la vivacité. Elle s’était longtemps entraînée en ce sens. Sur l’épaule de son adversaire, trois implants métalliques trônaient fièrement. Le règlement du tournoi les autorisait mais il était généralement rare d’avoir les moyens de s’en acheter. Elle ignorait où et comment il avait pu se les procurer mais ils semblaient de facture officielle, en provenance directe de Total Shield. Le duel s’annonçait inégal. Ces modifications augmentaient les caractéristiques du corps humain et offraient un avantage non négligeable à celui qui les portait. Keisha se força à visualiser son objectif et à oublier tous les obstacles qui se dressaient entre eux. Déterminée, elle s’avança au centre de l’arène. Tout ce qu’il lui fallait, c’était éviter ses coups. Concentrée à l’extrême, elle ne le quittait, analysant sa démarche, les mouvements de ses bras, l’équilibre de son corps. La jeune femme retint un sourire. Comme elle s’y attendait, les implants augmentaient probablement uniquement sa force. Il était lent, du moins suffisamment pour qu’elle voit arriver ses frappes et les esquive.
Les deux combattants à présent au milieu du ring, l’arbitre qui se tenait à la droite de la Loge, en hauteur, sonna le début de l’affrontement. L’homme lança son poing vers le visage de Keisha. Elle n’eut aucun mal à le voir venir et à se pencher sur la gauche. La foule hurlait déjà contre les grilles. D’un geste souple, elle se courba pour donner un coup au niveau des côtes.
Rien ne se brisa.
Keisha hoqueta presque de surprise mais eut la réaction de reculer de quelques pas, évitant de peu le coude de son adversaire. Finalement, elle se corrigea. Les renforcements n’étaient pas que de nature musculaire. Ils étaient également épidermiques, ce qui lui permettait d’encaisser avec l’équivalent d’une armure.
Elle paniqua quelques secondes. Comment allait-elle pouvoir s’en sortir ?
Ce manque de concentration l’empêcha d’apercevoir la main de l’homme qui réussit à lui attraper le poignet. Elle tira pour tenter de s’extirper. Mais rien à faire. La force de son adversaire était bien supérieure à la sienne.
Il fléchit son bras, forçant sur celui de Keisha pour le plier dans un angle impossible naturellement. Ses os craquèrent. Un cri bref s’échappa de sa gorge. La foule hurla de plus bel. L’homme leva les deux mains pour saluer les spectateurs, tirant sur le membre cassé de la jeune femme qu’il tenait toujours. Il s’amusait. Si elle ne se reprenait pas très vite, la mort allait la cueillir bien plus tôt qu’elle ne le souhaitait. Hors de question. Elle devait se rendre sur Paradis. De là-bas, elle aurait sans doute plus de possibilités de faire changer les choses pour ceux d’en bas. Pour les siens.
Maudits implants !
Elle cracha sur son manque de chance d’être tombée sur un adversaire de cette trempe au premier tour. L’homme jouait toujours avec son bras, la baladant pour satisfaire le plaisir malsain de son publique, complètement convaincu à sa cause.
Mais oui ! Les implants.
S’ils lui posaient problème, elle n’avait d’autre choix que de les lui retirer. Son corps s’en trouverait aussitôt affaibli et elle pourrait le vaincre sans plus de difficulté.
D’un geste souple, et malgré la douleur qui lui traversa tout le bras, elle prit appui sur la main ferme de son adversaire, remontant à cheval sur ses épaules. De surprise, l’homme ne réagit pas immédiatement. C’était le moment d’agir. Elle serra ses cuisses autour du cou du combattant. Croyant qu’elle cherchait à l’étouffer, il lâcha son bras et agrippa les jambes de la jeune femme. Elle mit ce temps à profit pour tirer sur les embouts métalliques, les arrachant de la chair même.
Il tomba à genoux, soudain à bout.
— C’est maintenant que je passe en demi-finale, mon ami, murmura-t-elle durement. Cette place est pour moi.
Ses cuisses se serrèrent plus fort. L’homme essayait vainement de reprendre sa respiration. Sans une once de pitié, Keisha l’acheva en quelques minutes. La foule infidèle avait retourné sa veste, l’acclamant à présent. L’adrénaline quitta lentement le corps de la jeune femme. La douleur et l’épuisement la rappelèrent à l’ordre. Elle laissa le cadavre gésir au centre de l’arène, à la vue des habitants de l’Enfer qui régalèrent leur appétit mortuaire durant des heures encore.
Eno l’attendait aux portes, serviette et trousse de soins en main. Le bras de Keisha pendait lamentablement le long de ses hanches. Il la drapa doucement et l’emmena à l’abri des regards, dans l’obscurité de la salle de repos que les organisateurs du tournoi avaient mis à leur disposition.
— Tu ne tiendras pas jusqu’à la fin du tournoi à ce rythme, lui confia-t-il avec assurance. C’était le premier adversaire et il t’a presque eue.
— Presque. C’est le mot, plaisanta Keisha.
— Ce n’est pas drôle, tête de linotte. Il ne reste donc plus rien entre tes deux oreilles ? Les coups ont fini par expulser ta petite cervelle de ta boîte crânienne ?
Keisha soupira, silencieuse. Il n’y avait rien à répondre. Il avait raison. Si son premier adversaire était de ce niveau, celui qu’elle affronterait dans trois jours promettait d’être pire. Malgré les bons soins d’Eno, son bras aurait tout juste le temps de se remettre.
— Tu as une solution à me proposer ? Demanda-t-elle à contre-cœur.
— Abandonne tant que tu le peux encore. Sinon, ton cadavre finira à l’extérieur avec les poubelles.
— Je veux aller sur Paradis.
— Je me doutais bien que tu n’écouterais rien. Mais je me devais d’essayer.
Elle hocha simplement la tête. Il commença à s’occuper de son bras en l’incorporant dans un petit caisson de soin, délivré lui aussi par les organisateurs du tournoi. Il était plus palpitant et plus lucratif de présenter des combattants en bon état devant les caméras. Eno programma la machine.
— Je connais peut-être quelqu’un qui pourrait t’aider. Mais avant que tu ne t’emballes, la coupa-t-il alors qu’elle allait le remercier, il faut que tu comprennes que c’est dangereux et que tu as des chances d’y rester.
— Si je ne fais rien, je suis sûre d’y rester. Autant prendre ce risque.
— Très bien. J’ai un ami qui crée lui-même ses implants. Généralement, ils ne sont pas aussi fiables ou puissants que ceux de Total Shield, mais il m’a parlé l’autre fois d’expérimentations inédites.
— Des implants jamais vus ailleurs ? Tu penses qu’ils pourront m’aider pour les combats.
— Il y a des chances, oui. Je finis d’entrer les codes de soin du caisson et nous irons lui demander directement, si tu es d’accord. Il faut quelques jours pour qu’un implant soit intégré puis activé avec une acceptation totale du corps. Le temps nous est compté.
Keisha acquiesça et ils se mirent en route quelques minutes plus tard. Encapuchonnée pour ne pas être reconnue, elle suivit Eno comme son ombre à travers les méandres des rues bondées, sales et malodorantes de New York. Il se glissa derrière une porte de métal à la peinture d’un rouge passé et écaillé. Ils empruntèrent un long couloir parsemé de portes rouillées puis débouchèrent sur un petit entrepôt rempli de matériel informatique en tout genre. Une vingtaine de personnes vaquait à leurs occupations, dont la moitié était armée. Par souci de sécurité, et probablement pour mieux les contrôler, les revolvers et fusils avaient été prohibés au sein de l’Enfer, à l’exception de la milice. Ce qui se passait ici ne devait pas être très légal. Deux sentinelles les mirent en joue dès leur arrivée, bientôt rejointes par un homme d’une quarantaine d’années en blouse blanche.
— Eno, mon vieil ami, salua-t-il un sourire aux lèvres, comment vas-tu ? Ça fait des mois que tu n’es pas venu.
— Isaac, laisse-moi te présenter Keisha. J’étais occupé à l’entraîner pour le tournoi.
Plusieurs paires d’yeux se tournèrent vers elle. La jeune femme décida de retirer sa capuche. Le dénommé Isaac la détailla de la tête aux pieds, le regard critique.
— Je peux comprendre, avoua-t-il à demi amusé. Il y a une raison spécifique à votre visite ? Vous étiez impressionnante durant votre combat, mademoiselle, ajouta-t-il. Moi-même j’aurais parié sur votre défaite.
— Nous sommes venus pour tes implants, lui avoua Eno. Puisque tu as vu le combat, tu as du remarquer les difficultés de Keisha face à des adversaires boostés. Il lui en faut un pour passer le prochain tour.
— Ce n’est pas encore au point. Nous avons à peine testé sur quelques animaux. Si tu tiens vraiment à elle, le mieux est de la convaincre de ne pas y retourner.
— Il a déjà tenté, intervint Keisha. En vain. Avec ou sans implants, je retournerai sur le ring. Même si je sais que sans l’un de vos trucs, je n’ai aucune chance d’atteindre Paradis. J’essaierai.
Isaac prit quelques minutes pour réfléchir.
— Je pense avoir quelque chose pour vous puisque vous êtes si déterminée. Mais il y a une chance sur deux pour que vous restiez sur le billard, sans avoir pu vous battre. Toujours tentée ?
La jeune combattante opina. Le scientifique les invita alors à le suivre derrière des rideaux de plastique blanc. Il informa son équipe de l’opération subite à effectuer et tous se préparèrent en grande hâte. Une femme vint s’occuper de Keisha, lui demandant de retirer son blouson, son T-shirt et de s’allonger face contre la table, tandis qu’Isaac expliquait les étapes de l’implantation à Eno. Elle sentit la finesse d’une aiguille perçant sa peau puis, quelques secondes plus tard, les ténèbres envahirent son esprit.
Elle eut du mal à ouvrir les yeux. Ses paupières lui semblaient lourdes et irritées. Une douleur pulsante envahissait l’ensemble de son cou, remontant sur sa nuque et se propageant dans ses trapèzes. Elle remua doucement ses lèvres sèches. On lui glissa une paille dans la bouche pour l’aider à se réhydrater. Elle sentait bien la tribu de seringues plantées sur son bras droit afin de la remettre sur pied au plus vite. La voix d’Eno, à ses côtés, lui souffla des paroles de réconfort. Keisha se détendit.
I.N.I.T.I.A.L.I.S.A.T.I.O.N.
Les lettres s’affichèrent derrière ses paupières comme sur un écran d’ordinateur.
A.N.A.L.Y.S.E. D.E.S. S.Y.S.T.È.M.E.S. V.I.T.A.U.X…
É.T.A.T. É.P.I.D.E.R.M.I.Q.U.E. : O.K.
É.T.A.T. M.U.S.C.U.L.A.I.R.E. : O.K.
F.O.N.C.T.I.O.N.S. V.I.T.A.L.E.S. : OK
A.N.A.L.Y.S.E. E.N.V.I.R.O.N.N.E.M.E.N.T.A.L.E.
A.U.C.U.N. D.A.N.G.E.R. D.É.T.E.C.T.É.
Que lui arrivait-il ? Keisha ouvrit brusquement les yeux, les clignant tout d’abord. Sans grand effort particulier, elle se redressa. La douleur avait disparue. Eno l’observait, silencieux et immobile, prêt à la retenir au moindre problème. La jeune femme baissa le regard sur son caisson de réparation moléculaire. Il n’était plus sur son bras. Cela ne pouvait signifier qu’une chose : trois jours s’étaient écoulés depuis qu’elle s’était endormie. Elle tourna la tête vers son ami.
— J’ai combien de temps pour rejoindre l’arène ? Articula-t-elle.
— Très peu malheureusement. Enfile tes vêtements tu commences dans dix minutes.
Elle s’exécuta tandis qu’il remerciait Isaac, puis ils partirent comme ils étaient venus, remontant les rues en direction de l’arène. Eno lui expliqua rapidement les fonctionnalités de son implant. Ce dernier avait été positionné sur le haut de sa nuque et lui permettait d’analyser les situations et de trouver les solutions les plus adéquates suivant les problèmes, à la vitesse d’un super ordinateur. Qui plus est, il activait les fonctions cérébrales offrant un plus grand rendement à ses actions : optimisation de sa musculature, meilleure gestion de la souplesse. Un atout incroyable et inédit pour la suite du tournoi. À peine arrivèrent-ils à destination que Keisha entendit son nom dans le haut-parleur. Elle pénétra dans l’enceinte de l’arène une nouvelle fois puis observa son adversaire, faisant fi de la foule ingrate qui hurlait à pleins poumons. L’homme était grand et semblait solide, dans le même moule que le compétiteur précédent.
D.A.N.G.E.R. D.É.T.E.C.T.É.
A.N.A.L.Y.S.E. A.U.T.O.M.A.T.I.Q.U.E. D.U. S.U.J.E.T.
5. I.M.P.L.A.N.T.S. D.É.T.E.C.T.É.S.
P.U.I.S.S.A.N.C.E. : 1.5.0. %
R.É.S.I.S.T.A.N.C.E. : 1.2.0. %
I.N.T.E.L.L.E.C.T. : 6.0. %
R.É.F.L.E.X.E.S. : 7.0 %
V.I.C.T.O.I.R.E. E.S.T.I.M.É.E. À : 9.0. %
Confiante devant l’ensemble de ces chiffres, Keisha afficha un sourire satisfait sur son visage. La cloche annonçant le début du combat retentit. L’homme ne perdit pas un instant et fonça droit sur elle. La jeune femme se prépara à esquiver sur la droite mais son implant lui suggéra de passer par la gauche. Elle préféra suivre ses conseils et tester par là même ses nouvelles capacités. Grand bien lui en prit car il prévoyait un coup vers le bas avec son poing droit, sans doute une astuce de son entraîneur qu’il réalisait à chaque début de match. Après cette réussite avantageuse, elle décida de s’en remettre totalement à son implant. Le combat fut bref et sans défaut. Elle le survola sans difficulté.
De plus en plus confiante en ses nouvelles capacités, elle sentait son rêve se rapprocher peu à peu. Elle n’était plus qu’à un combat de la victoire. Bientôt, elle quitterait l’Enfer pour le Paradis. L’euphorie la gagna et ne la quitta plus durant les trois jours suivants malgré les conseils d’Eno visant à la recadrer et à la canaliser. Trop en faire avec un implant nouvellement incorporé pouvait souvent se révéler dangereux, voir mortel.
Mais rien de tout cela n’arriva. Et quand le match de la finale débuta, Keisha se savait déjà conquérante du titre du Full Fighters. Son adversaire, bien que coriace, fut vaincu en quelques minutes à peine. La foule hurla à s’en arracher les poumons et son cri retentit jusqu’au plus profond égout de New York. La jeune femme, en pleurs, fut saluer d’une immense ovation. Eno, fier de son amie, lui fit don de l’une de ses rares accolades fraternelles dont il avait le secret. C’était le plus beau jour de sa vie.
Très vite, tout s’enchaîna. La milice investit l’arène, entourant la championne. Munis de leurs armes destructrices, les soldats guettaient le moindre signe d’hostilité de la foule. Keisha désactiva son implant pour éviter la confusion. Un homme du nom de Warwick, que tous connaissaient via les écrans géants disséminés dans tout l’Enfer comme étant l’un des conseillers dirigeants de Total Shield, vint la rejoindre à son tour, accompagné d’un mini drone caméra. L’image de la jeune femme apparut à la télévision, un sourire radieux aux lèvres.
— Mes félicitations, mademoiselle Keisha. En tant que représentant officiel de Total Shield, je vous nomme dès à présent championne du Full Fighters. Si vous voulez bien venir avec moi, nous allons vous accueillir en direct sur la Cité Volante dans votre nouvelle demeure, offerte généreusement par notre société.
Il fit un geste dans sa direction, l’invitant à le suivre, en prenant garde toutefois de ne pas la toucher. Elle lui emboîta le pas. La milice les mena à la grande tour faisant office d’ascenseur sous le regard adorateur d’une foule envoûtée.
L’étage supérieur était tel qu’elle se l’était imaginé : d’immenses maisons entourées de jardins somptueux, un ciel bleu artificiel surplombant l’ensemble de la ville. Elle pouvait presque sentir les rayons du soleil réchauffer sa peau. Le drone caméra les suivit tranquillement, filmant sans relâche l’arrivée de Keisha qui réalisait le rêve de beaucoup. Sa maison était spacieuse et accueillante, équipée de toutes les dernières options technologiques. Après en avoir fait le tour du propriétaire, Warwick et elle partirent à la rencontre du dernier gagnant du tournoi afin de filmer, comme chaque fois, la poignée de mains historique. Ethian l’accueillit avec un sourire aussi radieux que le sien et tout se déroula avec une perfection frisant l’utopie.
Puis le drone éteignit sa caméra et activa une autre fonction.
S.E.R.V.I.C.E. D.E. R.É.G.U.L.A.T.I.O.N. D.E. L.A. P.O.P.U.L.A.T.I.O.N.
— Trois ans ici valent mieux qu’une vie en Enfer, lui affirma Ethian en gardant un sourire éclatant sur le visage.
U.N. S.E.U.L. V.A.I.N.Q.U.E.U.R. D.E. T.O.U.R.N.O.I. A.U.T.O.R.I.S.É.
Un canon de revolver sortit de l’une des facettes du drone. La tempe d’Ethian fut transpercée, éclaboussant le visage choqué de la jeune femme.
R.É.G.U.L.A.T.I.O.N. E.F.F.E.C.T.U.É.E.

vendredi 11 septembre 2015

Nouvelle : Infernale Nature

Infernale Nature

La salle était vaste et silencieuse. Rien ne pouvait les déranger. A présent seul à seul, l’inspecteur Denis Lone espérait au moins obtenir des réponses aux questions qu’il se posait depuis si longtemps. En tant qu’enquêteur principal sur cette série de meurtres, avoir rattrapé le coupable après dix ans de poursuite et pouvoir en savoir plus était devenu déterminant pour lui, presque salutaire. Le docteur Henri Grant, l’homme qui lui faisait face, restait assis, serein et froid. Aucune expression de folie ne barrait son visage. Aucune étincelle de délire ne brillait au fond de ses yeux, aussi noirs que les ténèbres elles-même. Et pourtant, il était dément. Il ne pouvait en être autrement. Les multiples tortures subies par ses victimes en attestaient violemment.
La netteté des incisions au scalpel qu’il effectuait un peu partout sur les corps sans sectionner un seul point vital, prolongeant ainsi la souffrance et l’agonie, faisait de lui un virtuose de la mort. Denis connaissait par cœur son mode opératoire. Ce qu’il ignorait, en revanche, c’était les raisons qui poussaient ce monstre à tuer ou à opter pour une proie plutôt qu’une autre. Aucun de ses choix ne se ressemblait. D’après les témoignages et les services sociaux, il avait eu une vie plutôt calme et modeste, bien qu’étant considéré par son entourage comme un petit génie. Qu’est-ce qui l’avait fait changer ? De quel dérèglement mental souffrait-il ? Seules ces questions restaient à présent sans réponse.
Avant que tout ne se termine, qu’il n’ait plus les moyens de l’interroger à sa guise, l’inspecteur était bien décidé à découvrir tout cela.
— Je suis le fils du démon, dit le tueur en série lorsqu’il ouvrit la bouche pour la première fois.
Denis suait déjà à grosses gouttes. L’entretien risquait d’être bien plus pénible qu’il ne le pensait au départ. Si Henri n’en avait pas l’air, les mots qui sortaient de sa bouche prouvaient sans conteste qu’il lui manquait un grain.
— Rien que ça ! S’exclama l’inspecteur, se forçant à rire.
— Vous pouvez vous moquer, mon ami. Elena était comme vous, mais à cette différence près que je lui ai appris à rire réellement.
L’inspecteur ne releva pas. Il devait faire référence à Elena Rockwell, sa première victime. Il s’agissait d’une jeune femme d’à peine vingt ans, plutôt jolie avant qu’il ne s’en occupe, retrouvée dix années auparavant, crucifiée post-mortem la tête vers le bas et exposée aux yeux de tous sur un terrain de sport. A l’époque, la presse lui avait donné le surnom de « Démon souriant » en référence aux larges entailles qu’il avait découpées sur le visage de sa victime.
— Dites-moi… Pourquoi elle ?
Denis avait du mal à soutenir le regard de son interlocuteur. La fatigue commençait à se faire sentir. Mais il tenait bon. Il devait savoir coûte que coûte. Henri ne trembla pas une seule fois, ne détournant à aucun moment ses yeux de l’inspecteur. La maîtrise du chirurgien.
— Oh ! Allons, mon ami. Vous semblez la transformer en victime innocente. Pourtant, elle était bien loin de l’être, croyez-moi. Si vous aviez sorti le nez de vos papiers, vous vous seriez rendu compte de ce qu’elle était vraiment.
Le tueur restait d’un calme et d’un aplomb aberrants.
— Que croyez-vous… Qu’elle était ?
— Son âme était noire. Je l’ai libérée.
— Vous l’avez tuée !
— Tuée ? Par tous les enfers, non ! S’exclama-t-il à moitié amusé comme on l’est par un jeune enfant. Je ne suis pas un assassin. Pour qui me prenez-vous ? Elle était emprisonnée dans ce corps grotesque que j’ai du briser pour lui rendre toute sa beauté.
— Et vous croyez vraiment que la torture était une libération ? Grimaça Denis, peu convaincu par l’explication du meurtrier. Les quelques traces d’anesthésiant n’enlèvent rien au résultat.
— Le sang est une matière tellement puissante et spirituelle, répondit le docteur sans se froisser. Il véhicule l’âme à l’intérieur du corps humain. Quand celle-ci a été contenue et compressée durant des années, il faut y aller en douceur pour l’aider à reprendre sa forme originelle.
— Et pour les autres ? Vous les avez également libérés ?
Denis avait du mal à trouver ses mots. Cet homme semblait réellement penser ce qu’il racontait. Totalement absurde. Il avait besoin d’un séjour prolongé dans un service psychiatrique. C’était certain. L’inspecteur décida de profiter des dernières minutes qu’il lui restait en tête-à-tête avec le tueur pour obtenir le fin mot de l’histoire.
— Evidemment, affirma Henri. Je les ai cherchés longtemps, mes frères et sœurs. Leurs âmes m’appelaient jours et nuits. C’est mon pouvoir, vous savez.
— Votre pouvoir ?
— Oui, je vous l’ai dit, confirma le chirurgien. Je suis le fils du démon.
— Et d’après vous, je suis l’un des vôtres ?
Henri Grant noua le fil qu’il venait de coudre sur le corps de l’inspecteur, le liant au pentacle qu’il avait sculpté. Il se releva puis s’éloigna de quelques pas pour admirer son œuvre. Le sang de Denis s’écoulait toujours de ses nombreuses plaies. Mais avant de sombrer dans l’inconscience, il entendit la voix froide de l’assassin.
— Oh ! Oui, mon ami. Et vous n’êtes pas le dernier.