samedi 3 octobre 2015

La Promotion

La promotion
— Vous le savez déjà, notre responsable de la rubrique sportive, monsieur Anton Briks, nous quittera dans quelques jours après vingt ans de travail acharné. Une fois n’est pas coutume, j’ai décidé de choisir son successeur selon différents critères. Tout d’abord, seul un membre de son équipe est susceptible d’être nommé, à savoir tous ceux que j’ai réunis ici. Vous avez donné votre temps pour faire de ce quotidien une part importante de la vie des citoyens de cette ville. Il est donc normal que vous passiez en priorité.
Les journalistes s’entre-regardèrent, légèrement surpris par la nouvelle. Avec ses dix ans de carrière, chacun était persuadé que Carl Donovan remplacerait leur ancien chef. Quelques regards s’allumèrent mais tous restèrent silencieux, attendant que le rédacteur en chef finisse son discours. Le requin Suzanne Volkov n’en perdait pas une miette. Nul doute qu’elle serait un adversaire redoutable dans ce choix. La grande blonde à la plastique parfaite possédait une intelligence subtile et un appétit insatiable.
— Voici comment nous allons procéder, continua leur patron. Vous allez tous me trouver un sujet correspondant à vos aptitudes et m’en ferez un article. Vous avez jusque dix-huit heures pour le poser sur mon bureau. Je jugerai ceux qui me l’auront rendu selon la qualité de leur travail. Aussi, vous suggère-je d’y mettre tout votre cœur et votre talent.
Sur ces mots, il quitta la pièce pour rejoindre son bureau. Erik Fincher et Suzanne Volkov ne perdirent pas un instant. Sans lancer un seul regard à leurs collègues, il s’installèrent dans leur espace de travail, décrochant leur téléphone pour se mettre à chuchoter. Jusque-là, ils avaient formé une équipe efficace sous l’égide et les directives d’Anton Briks. Ce changement radical, les mettant en concurrence directe, n’était pas forcément du goût d’Ethan Richardson. Mais après tout, ils se chargeaient des sports. Ce challenge improvisé motiverait les troupes et aiguiserait leur esprit de compétition. Sans compter que la place promise permettait de devenir un acteur décisionnaire dans les textes à imprimer et assurait un certain pouvoir sur les autres membres de l’équipe. Il n’osa pas imaginer ce que serait son quotidien sous les ordres de Volkov ou même de cette fouine de Fincher. Hors de question qu’ils obtiennent cette promotion !
A bien y regarder, il préférait sans aucune hésitation avoir Donovan ou même Sean Lopez comme supérieur. Le doyen de l’équipe n’était pas particulièrement bon rédacteur. Son enthousiasme et ses capacités incroyables à dégoter un nouveau sujet en quelques minutes étaient sans conteste ses plus grands atouts. Quant à Lopez, il était tout son contraire : maigre au niveau des contacts mais un talent littéraire à faire crever de jalousie. Ethan, lui, se considérait plutôt moyen dans tous les domaines, ce qui lui conférait peu de failles mais également peu de possibilités de sortir un article hors du commun. En d’autres termes, il n’avait guère de chance de gagner cette compétition. Du coin de l’œil, il jeta un dernier regard aux quatre autres journalistes confirmés de l’équipe puis s’installa à son tour derrière son bureau pour se mettre au travail. Valentina, la stagiaire, leur servit un café à chacun. Ils allaient en avoir bien besoin.
A bout d’une heure environ, Volkov brisa le chuchotement continu et les claquements des touches de clavier en faisant crisser sa chaise sur le vieux parquet. Un sourire aux lèvres, elle remplit rapidement son sac avant de lancer un regard qui en disait long à ses collègues. Ethan soupira. Elle avait trouvé un sujet en or et les toisait, narquoise. Comme à son habitude, elle prit le chemin des toilettes pour se remaquiller avant de partir. Donovan secoua la tête, amusé devant son petit manège. Sans doute pensait-il qu’elle leur jouait un petit tour pour leur mettre la pression.
La résonance de la porcelaine heurtant le sol carrelé et le hurlement de Volkov qui suivit le choc retirèrent le sourire du visage de Donovan. Les journalistes se précipitèrent vers la pseudo demoiselle en détresse et la trouvèrent trempée, assise sur le sol près du cabinet fendu. Elle se tenait le dos, pleurant de douleur mais surtout de rage. La vasque s’était brisée sous son poids. Ethan ignorait qui avait appelé les secours mais ils se déplacèrent réellement rapidement. Et Suzanne disparut avec eux pour le reste de la journée. Quelle aubaine ! Elle n’avait plus aucune chance de rendre un article à temps. Il cacha cette pointe de joie devant ses collègues, qui ne devaient pas en penser moins. Mais il était mal venu de rire du malheur  des autres.
L’ambiance s’en trouva dès lors plus détendue et chacun reprit ses travaux là où ils les avaient laissés. Les doigts surfaient en vagues rapides et habiles sur les claviers. Les appels téléphoniques pleuvaient plus sûrement que les gouttes en pleine mousson. Parfois, certains demandaient de menus services à la stagiaire. Ethan remarqua qu’ils étaient moins capricieux que les semaines précédentes. Peut-être avaient-ils peur qu’on ne la soudoie pour voler leurs idées. Sur le coup, elle s’en trouvait plus tranquille et pouvait profiter des meilleurs moments de son travail. Eux, au contraire, n’arrêtaient pas une seconde.
A l’heure du repas, personne ne descendit au restaurant ou à la sandwicherie. Les livraisons s’enchaînaient, l’une provenant du chinois au coin de la rue, l’autre du libanais ou encore du fast-food. La fatigue se lisait à présent sur chacun de leurs visages. Ils n’avaient pas pris une minute de pause, mis à part durant l’épisode Volkov dont le ridicule et l’absurdité de la situation les avaient vraiment détendus. Dans l’après-midi, ne souhaitant pas perdre un instant, Fincher alla même jusqu’à envoyer la stagiaire demander l’agrafeuse et tout un tas de bric-à-brac au bureau d’Ethan. Il ne manquait pas de culot ! Evidemment, le journaliste n’avait pas refusé, ne désirant pas mettre Valentina dans l’embarras. Mais tout de même… User de ruses aussi pitoyables pour déconcentrer un concurrent…
Lamentable.
Quelques minutes plus tard, Erik Fincher récolta ce qu’il avait semé. Probablement par souci de rapidité, il avait commandé chez un restaurateur peu soucieux de l’hygiène et son estomac, déjà sensible, n’avait pu le supporter. L’ambulance dut venir le chercher sur place. Là encore, avec célérité. Décidément, il était en veine ! Ni Volkov, ni Fincher n’obtiendraient cette promotion tant plébiscitée. Donovan et Lopez échangèrent un étrange regard de connivence. Auraient-ils organisé l’éviction de leurs dangereux collègues ? Perplexe, Ethan se promit de rester sur ses gardes. Au cas où.
Une heure passa dans un silence studieux. Les deux complices réitérèrent leurs échanges oculaires sous la surveillance d’un Richardson toujours plus suspicieux. Quand ils finirent par prendre l’ascenseur, ensemble, afin de se rendre à la machine à café un étage plus bas, Ethan reprit une respiration plus lente et plus sereine. Il serait bientôt temps de rendre l’article et il lui restait peu à écrire avant de l’achever. La pièce semblait beaucoup plus paisible après le départ de ses deux collègues. Seul le roulis de l’imprimante avec laquelle s’amusait Valentina vrombissait près du bureau du rédacteur en chef.
A trente minutes de la fin du compte à rebours, alors qu’Ethan finissait de relire son article pour la quinzième fois, la porte de service s’ouvrit. Deux policiers pénétrèrent dans les locaux, légèrementessoufflés . Il se dirigèrent droit sur le journaliste, un papier à la main.
— Ethan Richardson ?
Interrogateur et hésitant, il répondit par l’affirmative.
— Voici une commission rogatoire nous permettant de fouiller votre bureau.
Le journaliste leur laissa la place, très perplexe quant à la raison de cette intrusion. Les deux hommes ouvrirent les tiroirs, soulevèrent les dossiers puis les vidèrent sur le sol sans ménagement. L’un d’eux finit par retirer un sachet en plastique transparent contenant une quantité non négligeable de poudre blanche. Ethan ouvrit de grands yeux étonnés. Comment de la drogue avait-elle pu se retrouver dans son bureau ? S’il s’agissait d’un piège de Donovan et Lopez, quand avaient-ils pu approcher son lieu de travail ? Il ne l’avait pas quitté un seul moment.
L’instant d’après, il se retrouvait menotté et entouré des deux policiers dont l’un le poussa vers l’ascenseur.
— Non, dit son collègue, l’ascenseur est en panne. On reprend l’escalier.
Ethan tourna alors la tête vers Valentina. Assise à son bureau, elle terminait d’assembler les pages de son travail. Devant elle étaient posés un chiffon qui entourait un tournevis, le vieux fromage qui moisissait au fond du frigo commun depuis des mois et l’agrafeuse du journaliste accompagnée d’un tube d’aspirine vide. Malgré son statut, elle était un membre à part entière de l’ancienne équipe d’Anton Briks. La stagiaire serait donc la seule à rendre un article ce soir. A elle, la promotion !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire