samedi 3 octobre 2015

Le Prix

Le prix
Le chef de rubrique Anton Briks claqua rapidement dans ses mains.
— Allez ! Allez ! Allez ! Encouragea-t-il vigoureusement son équipe.
Au journal, l’effervescence régnait. Suzanne Volkov et Erik Fincher s’activaient d’un bureau à l’autre, recueillant les dernières informations pour compléter leurs articles. Carl Donovan se massait les tempes, tentant de rester concentré au milieu de ce tohu-bohu. Sean Lopez et Ethan Richardson, quant à eux, travaillaient de concert dans un enthousiasme presque hystérique. Valentina, la stagiaire, s’occupait de rassembler les dossiers et de les trier pour que chacun s’y retrouve.
Malgré la pression exercée par l’annonce du rédacteur en chef Turner le matin même, toute la mécanique journalistique fonctionnait à merveille. Anton y avait mis du sien. Ce n’était pas tous les jours qu’on était sélectionné aux côtés de grands quotidiens comme le Walker pour obtenir le prix du meilleur journal de presse écrite du pays. Depuis qu’ils l’avaient appris, son équipe travaillait d’arrache-pied. Le chef de rubrique ne cessait de les pousser en ce sens, les incitant à toujours mieux faire.
Cette fois-ci, les enjeux étaient grands.
L’obtention de cette distinction permettrait de donner encore plus de crédibilité aux informations qu’ils partageaient. Mais cela ramènerait aussi, par extension, plus d’argent dans les caisses et ainsi élargirait leurs possibilités et accès aux évènements importants. En d’autres termes, c’était le moment idéal pour pondre les meilleurs articles de leur vie. Et Anton veillait de près à la qualité du travail de ses journalistes. Le rédacteur en chef Turner lui en était plus que reconnaissant. Il désirait atteindre la récompense pour montrer à tous ces requins géants qu’un outsider pouvait réellement être dangereux. « Le pouvoir de l’information surpassera celui de l’argent » affirmait-il. Encore une dernière ligne droite, la sortie de son quotidien le lendemain, et les jeux seraient faits.
Vers onze heures, ce matin là, un appel téléphonique faillit cependant leur faire perdre un temps et un journaliste talentueux. Lopez s’empressa de rejoindre Anton.
— Chef ?
— Que se passe-t-il, Sean ? S’inquiéta son supérieur en fronçant les sourcils.
— L’école de mon fils vient de me téléphoner, bafouilla-t-il légèrement. Il est malade et je n’ai personne pour le garder. Je vais devoir prendre ma journée pour m’occuper de lui.
— Allons, vous savez très bien que ce n’est pas possible aujourd’hui.
— Je n’ai pas le choix…
Anton soupira. Il devait rapidement trouver une solution ou il perdrait un précieux article. A ce moment-là, la stagiaire passa près d’eux. Une idée lumineuse naquit dans la tête du chef de rubrique.
— Valentina ?
— Oui, chef ? Répondit la jeune femme.
— Pourriez-vous me rendre un immense service, je vous prie ? Sean doit encore travailler son article mais il faut que son petit garçon se rende chez le médecin. L’y amèneriez-vous à sa place ?
La stagiaire accepta. Elle enfila rapidement son manteau, ravie de pouvoir sortir de la machine de guerre qu’étaient devenus les bureaux du journal. Anton se détendit en la regardant partir tandis que Lopez, après s’être répandu en milliers de remerciements, retourna à son poste de travail. Valentina absente, le chef de rubrique décida de faire taire son ego et de la remplacer le temps d’une journée. Il se plongea alors dans le tri d’un capharnaüm de dossiers. Mais il n’avait pas le choix et devait s’y retrouver avec la méthode de rangement de la jeune femme. Les membres de son équipe en avaient besoin. En tout cas, ils ne chômaient pas. Il les gardait à l’œil.
Quand midi sonna, les appétits s’éveillèrent. Mais Anton ne souhaitait pas que ses journalistes s’éternisent au restaurant et gâchent trop de temps au détriment de leur talent. Il savait que Volkov y allait pour chacun de ses déjeuners. Il n’en était pas question aujourd’hui. Pour ce faire, il n’avait guère le choix. Il insista pour les garder dans le bâtiment, leur offrant de sa poche un repas à chacun. Il commanda auprès d’un traiteur réputé. D’après des études sérieuses qu’il avait lues, une personne avec le ventre et le palais satisfaits produisait un travail de meilleure qualité. Il croisa tout de même les doigts pour que ce soit vrai.
Quatorze heures. Le temps filait à vive allure cependant Anton choisit de s’autoriser une pause dans son rangement de dossiers. Il devait vérifier l’avancée et la qualité des articles de son équipe. Jetant un regard rapide sur chacun d’eux, il sourit. Ses journalistes s’étaient surpassés. Jamais il ne leur avait vu un travail aussi juste et expressif. Il les encouragea à continuer dans leur lancée.
L’après-midi d’Anton fut tout aussi intense. Il dut trouver des boules Quies pour Donovan, acheter des cigarettes pour Richardson ou encore s’occuper de faire réparer l’ascenseur en panne afin d’atteindre la machine à café, trois étages plus bas. Il ne souffla pas un instant, additionnant à cela le calvaire du tri, la motivation à apporter et la relecture des textes. Le chef de rubrique se donnait l’impression d’être une soubrette. Il ne lui manquait plus que le tablier et la coiffe. Anton soupçonna ses subordonnés de profiter de la situation.
A dix-huit heures, la journée se terminait pour son équipe. Un par un, les journalistes lui remirent leur travail. Tous affichaient un sourire radieux, fiers de la qualité exceptionnelle de leurs articles. Le chef de rubrique était également heureux. Jamais il n’aurait cru qu’ils seraient aussi talentueux. Ce qu’il avait entre les mains valait de l’or et très certainement le premier prix tant espéré.
Au petit matin, Donovan fut le premier à déchanter. Il pénétra brusquement dans le bureau du rédacteur en chef Turner, sans même frapper, tandis que celui-ci s’apprêtait à ouvrir une enveloppe qui y était déposée. D’un geste sec, il claqua le Walker du jour devant lui.
— Cet enfoiré nous a tous doublé ! Cracha-t-il en pointant le quotidien du doigt. Ce sont nos articles qui sont là, signés par d’autres ! J’ai vérifié et il n’y en a plus une seule trace dans notre système informatique.
Turner jeta un œil sur le journal puis, sachant parfaitement à quoi s’attendre, il ouvrit l’enveloppe dans laquelle se trouvait un court message accompagné d’un courrier.
« Ci-joint, ma lettre de démission. Sachez, monsieur, que je ne vous remercierais jamais assez de m’avoir appris que le savoir et l’information étaient synonymes de pouvoir. Mais je me dois de vous révéler qu’il ne surpasse pas toujours celui de l’argent ou de la renommée.
Anton Briks, rédacteur en chef au Walker. »

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